« L’innovation digitale mondiale »

Le 8 février 2015

fd2ff8d07aLes 4 et 5 février se sont déroulées dans les locaux de l’UNESCO les rencontres annuelles de NETEXPLO, qui depuis plusieurs années amènent l’organisation de toute une série d’événements (panels, témoignages, prix de l’innovation etc) autour du monde de l’internet et du numérique. L’objectif avec un observatoire NETEXPLO et un personnel permanent qui sont la cheville ouvrière de cette conférence est de faire le point des grandes tendances du moment avec le concours d’experts, de sociologues, journalistes spécialisés, spécialistes ou managers de l’industrie ou du commerce sur un domaine en constante évolution ; cela s’est fait soit in situ (amphithéâtre de l’UNESCO une demi journée) soit par télé-diffusion en mode « live » (un jour et demi).

On propose ci-après de restituer la teneur d’une bonne partie des panels ou témoignages entendus, plus d’une vingtaine sur les quelque trente sessions qu’ont comporté ces deux journées.

On présentera d’abord tout ce que l’on retiendra des projets innovants et très concrets sélectionnés par l’observatoire NETEXPLO parmi les meilleurs de ceux (nombreux) qui s’étaient portés candidats.

En second lieu, on relèvera les principales observations que suscite auprès d’observateurs- acteurs du numérique cette irruption du « digital/numérique » partout dans le monde.

I Des innovations

Au cours de toute une série d’échanges cadencés (sessions de vingt minutes) et animés par un journaliste (avec des groupes de quatre participants), nous ont été décrites et commentées de nombreuses innovations, originales, multi-domaines et souvent potentiellement très « disruptives », qualificatif qui semble l’un de ceux les meilleurs pour caractériser l’ère numérique . Les promoteurs de ces nouvelles application ou systèmes d’information sont d’origines très diverses, qu’il s’agisse de leurs nationalités ou de leurs profils.

Création d’une capacité à produire des imprimante 3D à partir du recyclage de déchets électroniques récupérés dans les décharges spécialisées en Afrique, (Togo)

-Thermo-générateur portable : capacité à produire de l’électricité à partir de la chaleur du corps, (Corée)

-Détecteurs d’abattage d’arbres clandestins auto-alimentés en énergie (capteurs solaires) et fabriqués avec des mobiles usagés ainsi recyclés. (USA)

-contribution pour une ville intelligente, utilisation des données individuelles rattachées aux cyclistes d’une ville pour leur servir dans leurs parcours et servir aux collectivités locales comme mesure du trafic dans le temps et l’espace,(Chili)

exploitation en Chine des données issues des réseaux sociaux, pour promotion de services par les grandes plate-formes de l’ e-commerce au bénéfice des utilisateurs, (Chine)

-Contrôle de la qualité alimentaire ( « les baguettes intelligentes » permettent de détecter d’éventuels éléments de toxicité dans les plats consommés), (Chine)

-Capteurs moléculaires : capacité d’analyse de produits alimentaires ou agricoles, (Israël)

Suivi et traitement des épidémies, système d’information mis en place pour aider les médecins ou suivre l’évolution d’épidémies type Ebola (combinaison d’un « appareillage » technique, et d’un réseau médical, composé de médecins prescripteurs – dans les villes et de correspondants dans les zones rurales + capacité d’analyse statistique : deux innovations ont été présentées, l’une a une vocation statistique au service de la santé publique (mesure et cartographies des risques d’épidémie mises à jour presque en temps réel avec consolidation d’informations par mobiles essentiellement ; projet porté par le Niger ), l’autre plus interactive est un outil d’assistance médicale ( TELECARE) à distance.

-Promotion de la femme : aide à la femme au travail (expérience en entreprises avec mise en place de communautés, échanges d’information, partage de bonnes pratiques), développement de l’usage des mobiles en Afrique (KENYA) pour permettre aux femmes de sortir de leur isolement, et aider à l’accès des jeunes filles à l’école),

Outil pédagogique pour aider à l’apprentissage des mathématiques et du calcul (Photomath)- (Croatie ) : sur un écran de mobile, sont expliqués de façon simple et presque ludique les éléments de solution ou d’explications de calculs ou formules mathématiques,

Outil d’auto évaluation ou de repérage des profils d’élèves(USA) : l’idée est de permettre à partir du repérage des points forts et points faibles de chacun, d’opérer un diagnostic et faciliter l’élaboration d’un parcours de formation,

-une application d’optimisation d’écrans : SLACK aide à la gestion des interface et des messageries, en facilitant les accès, améliorant les ergonomies d’écrans, et optimisant les services de messagerie,

le marketing numérique : développement d’offres pour une analyse plus fine des clients et prospects, avec des suivis en temps presque quasi réels des comportements et exploitation des informations issues de la consultation des sites de i- commerce pour ajuster au mieux les offres avec le meilleur ciblage possible,

-application destinée à se fondre dans l’espace public, les villes, les gares : enrichissement de l’offre aux bornes, avec des champs multiples, des offres de connexion élargies, et recherche le plus possible d’une écoute des utilisateurs,

la formation en entreprises : souvent par MOOC et, pour être plus performant (ciblé, proche des gens, sûr du suivi), les SPOC, nouveauté qui à la différence des MOOC dispensateurs d’enseignements sur très grande échelle avec des inconnues et de la perte en ligne, sont des « cours pour cercles relativement restreints et très ciblés. » Dans les entreprises les formations en ligne peuvent viser à améliorer l’employabilité ou à élaborer des parcours de carrière optimisés,

la prévention en matière de santé : les big data peuvent aider avec l’exploitation des données disponibles dans les grosses bases de données (par exemple les assureurs ou les mutuelles) ; les expériences engagées butent parfois sur les freins du secret médical,

les moyens de paiement ou services financier : LYDIA et BANKING développent des produits simples et pratiques permettant la réalisation d’opérations (paiements, virements) élémentaires ainsi que des consultations en ligne via mobile ; ces services promus par des start-up et non des banques, peuvent voir leur essor bridé par les institutions financières souvent conservatrices et protectrices de leurs « franchises » ; bien que les prestations proposées gagnent du terrain, elles peuvent aussi souffrir d’un manque de confiance. L’avenir réside certainement dans une collaboration entre ces start-up et les grands opérateurs financiers, tiers de confiance et organes dépositaires (collecte des dépôts) ; à cet égard le Crédit agricole peut être considéré comme précurseur avec un portail CA Village qui accueille entre autres des applications de type « paiement numérique »par mobile,

l’hégémonie du GAFA ( Google, Amazone , Facebook, Apple),

Un panel a porté sur cet ensemble dominant, qui à l’évidence fait partie du monde numérique avec une puissance de feu spectaculaire mais aussi de grands risques,

Les moyens énormes à leur disposition leur permettent tout à la fois d’exercer leur influence auprès des pouvoirs publics (voir l’importance des services de lobbying), de développer la recherche avec des collaborations souvent centrées sur des start-up que ces entreprises finissent très souvent par racheter lorsqu’elles paraissent avoir un « business case »,

Les échanges ont porté sur leur stratégie financière (optimisation fiscale, notamment en Europe, une Europe fragmentée qui a du mal à contrer certaines initiatives),

Incontestablement, avec quelques autres grands opérateurs, le GAFA et toutes ses avancées dans l’ordre du traitement des données, est un acteur majeur du monde numérique, ces entités qui ont des stratégies affirmées ne sont pas sans poser de sérieux problèmes aux États ( la neutralité numérique , la protection des personnes, l’inégalité de traitement, la concurrence, les questions éthiques etc) mais en même temps on ne peut que reconnaître les mérites de beaucoup des innovations dont elles sont à l’origine ; c’est sur cette note ambivalente que s’est conclue la discussion, une discussion qui a aussi fait ressortir les défauts ou la déficience de l’Europe pour traiter correctement ces questions d’un point de vue fiscal et réglementaire.

II Les grandes tendances, quelques enseignements

Des propos tenus par M Duncan Stewart ( stratégiste Deloitte), et de quelques autres analystes (journalistes, universitaires, sociologues notamment) on voit émerger un certain nombre d’idées fortes.

D’abord un fait évident : le numérique s’impose maintenant partout – dans les pays développés comme dans le monde émergent – et se développe à vive allure. Les technologies tendent à se banaliser, avec l’explosion des volumes : capteurs ou autres sondes, mobiles ou smart phones, drones, serveurs. Avec cette montée en régime impressionnante, le monde traditionnel va laisser place à un univers faits d’objets interconnectés, et à des systèmes intelligents qui se nourriront de plus en plus aux sources de la « big data » qu’il faudra savoir gérer et maîtriser (de la collecte jusqu’à l’interprétation en passant par leur « nettoyage ») ; Quasiment tous les domaines de la vie personnelle et professionnelle seront touchés, mais, chose curieuse qui restera à vérifier, le livre pourrait ne pas être affecté autant qu’on pourrait le craindre, y compris chez les jeunes qui ont pourtant de moins en moins le goût des « choses » et de plus en plus une préférence pour ce qui est de l’ordre de l’événementiel, du spectacle, du vécu en tant qu’expérience… (observation intéressante, qu’il faut certainement apprécier avec attention, sinon prudence).

Au fil des échanges, – le point fait par le « stratège » corrobore l’idée – il est ressorti presque comme une certitude que la dimension « technique » du numérique n’est plus un réel problème : les difficultés éventuelles sont ailleurs, et il serait erroné désormais de s’obnubiler sur le technique en voulant s’engager sur la voie du numérique ; l’important, l’essentiel c’est d’abord et avant tout la bonne analyse des besoins et l’écoute de ceux que peuvent viser les évolutions vers le numérique.

Les innovations que l’on a mentionnées ci-dessus illustrent bien ces deux données de fait : la dimension technique n’est jamais relevée comme problématique, et les « business cases » de ces applications semblent bien répondre à de vrais besoins, en matière de santé, dans le domaine des transports, de la prévention, de l’éducation etc…. la seule difficulté parfois est de pouvoir passer d’un stade relativement expérimental (laboratoire, prototype) au stade industriel.

Au rang des difficultés pouvant freiner l’essor du numérique en entreprise ou l’adoption de telle ou telle application dont l’objet semble pourtant prometteur, il y a aussi certainement des éléments sinon de défiance du moins de résistance : entrer pleinement dans le monde « digital » ne va pas de soi, les entreprises qui maintenant ont toutes à s’engager sur le chemin de la transformation numérique sont à certains égards en retard par rapport à ce que font les personnes – surtout les jeunes générations en la matière – mais ce « gap » est en train de se réduire rapidement, et, à la décharge des entreprises, on se doit de noter que leur « basculement dans le pleinement numérique » est bien plus délicat à mener que les « migrations personnelles »… tous les processus sont à revoir, et les collaborateurs sont à convaincre et former ce qui n’est pas forcément simple, notamment lorsqu’il s’agit des seniors ou de ceux qui détiennent des positions ou pouvoirs bien établis pour lesquels le numérique peut constituer une menace ou une remise en cause. Il faut incontestablement prendre en compte ces éventuels éléments de freinage, cela peut prendre du temps car il faut accompagner et persuader et cela ne se fait pas en un jour, ce que les techniciens tendent à sous estimer. Ici, particulièrement dans les entreprises, il faut des « leaders », dirigeants ou prescripteurs d’opinion pour permettre de débloquer les situations et atténuer les appréhensions et aussi porter des choix qui sont stratégiques et dont il faut mesurer la soutenabilité.

Le numérique qui appelle des changements de paradigmes ne s’improvise pas, il faut bien étudier préalablement les conditions de son acclimatation avant de concevoir de grands développements dans sa direction. Si on a mentionné les seniors comme pouvant être réticents aux changements inéluctables qu’implique le numérique, on peut aussi évoquer le cas des jeunes : s’ils sont plus ouverts dans la mesure où ils maîtrisent mieux les outils que leurs aînés, on se doit aussi de remarquer leur rapport très peu distancié par rapport aux objets numériques ; ceci immanquablement expose aux risques de mauvais usages ou d’excès en tous genres de ces nouveaux instruments dans leur vie personnelle comme dans la vie professionnelle. Il y a ici tout un champ de réflexion à développer, pour eux tout particulièrement – parce qu’ils n’ont jamais appris à observer une certaine discipline en la matière – mais plus généralement : compte tenu de la puissance des outils à disposition, on se doit de penser à des sujets non techniques mais très importants comme ceux touchant à la gouvernance du numérique en entreprise, au cadre de fonctionnement( les organisations sont à revoir avec une inflexion tendant à développer la transversalité – horizontalité- et affecter les silos hiérarchisés – verticalité-), aux comportement ( plus de fluidité, plus de « droit à la parole )», règles éthiques notamment, et les limites d’usage tant il est vrai que tout dans la vie n’est pas de l’ordre du numérique. Compte ici beaucoup la question du sens. Sur toutes ces questions le rôle des managers est essentiel, on parle de la fonction de « manager digital » qui doit expliquer, écouter, montrer les objectifs visés, les modalités d’atteinte de ces objectifs et faire ressortir le sens des transformations engagées, en les rattachant bien à la culture de chaque entreprise, une culture qui comporte des invariants mais qui doit aussi pouvoir évoluer et sur laquelle il faut avoir des vues partagées.

Dans toute affaire ayant trait au numérique (au passage au numérique ou à l’utilisation du numérique pour accentuer l’efficacité, la transparence, la surveillance ..etc) il faut se convaincre qu’on est toujours confronté à des situations d’affrontement, parce qu’il y a des chocs possibles entre personnes, générations, et des risques ; ces situations de tension se règlent avec la généralisation de démarches collaboratives, des regards croisés, de démarches dites « agiles », tant il est vrai que dans la complexité d’un monde moderne qui sera forcément de plus en plus numérisé, plus personne ne peut prétendre émerger seul dans un monde mouvant : là est un des paradoxes de notre temps puisque l’on promeut tout à la fois « plus d’autonomie » ( voir les application de self assessment, les systèmes ouverts permettant de naviguer sans contrainte sur la toile ….) et l’impératif de « travailler (vivre ?) ensemble, en équipe » si on veut réussir dans le numérique.

Au demeurant, si certains parlent d’une révolution anthropologique avec le numérique, la conciliation de l’autonomie de la personne avec la rencontre de l’autre ne remplit pas qu’une fonction d’utilité, n’est ce pas en effet un des fondements de notre Humanité ?

Dernier point mis en évidence par les promoteurs de l’événement NETEXPLO en conclusion et en comparant 2015 à l’année précédente : à leurs yeux, il y a d’abord l’accentuation de tendance, mais aussi au-delà de ce qui pourrait n’être que quantitatif, on discerne un saut qualitatif.

Alors qu’en 2014 on pouvait insister sur des facteurs anxiogènes et la peur des progrès supposés du numérique, la teneur des débats, la nature des innovations présentées et l’état d’esprit des « inventeurs » font émerger des valeurs positives avec :1/ des applications visant souvent avant toutes choses un service à des « communautés » ( rurales, urbaines, médicales, éducatives etc),pour un intérêt général plus que pour des raisons financières ;2/ insistance sur les thèmes de la « collaboration », de l’empathie, du partage, de l’éthique ;3/ importance pour certains projets, de la dimension environnementale (recyclage de déchets) et/ ou du développement durable.

Si l’optimisme a ainsi tendu à prévaloir, sans doute est ce en partie la nature de l’événement qui l’explique : NETEXPLO est un forum d’échanges libres où beaucoup d’idées ont été exprimées y compris celles qui attiraient l’attention sur certains dangers et les ambivalences des progrès réalisés, mais c’est aussi et avant tout une instance ayant pour objet l’accompagnement d’un développement inéluctable et considéré comme apportant de la valeur aux sociétés et aux personnes … dès lors précisément que l’Humain reste au cœur de tout : ce point a bien été mis en exergue çà et là, notamment avec l’insistance mise sur la nécessité du dialogue, des débats, des délibérations avec un impératif qui nous a semblé partout présent : celui de ne pas avoir comme une vénération pour les outils et les objets, et leur utilisation uniquement en mode « distancié » ou « dématérialisé » : de l’importance du dosage dans les utilisations, qu’il s’agisse de quantités, ou des formes…à cet égard, la notion de « mélange harmonieux » (le « blend ») a été bien évoquée, de l’importance là encore de l’humain, et des rencontres « en face à face ».

On aura remarqué enfin le thème de l’éducation, avec des applications numériques très intéressantes : cela rejoint bien les préoccupations de l’UNESCO qui place maintenant en ce domaine le numérique au rang de ses priorités.

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