Révolution numérique, Transhumanisme et Devenir humain

Convergence « Révolution numérique, Économie mondialisée, Technosciences »… Une transition fulgurante ?

Penser l’humain au temps de l’homme augmenté par les technosciences

Cette conférence-débat tenue à l’Université Catholique d’Angers le 17 novembre s’inscrit dans le cycle de réflexion préparatoire à la célébration du 70 ème anniversaire du CCIC ; elle a été organisée avec le concours de Fondacio, de IFF Europe (Institut de Formation Fondacio Europe) et de l’Université Catholique de l’Ouest.

Monsieur Olivier Le Berre, vice-recteur de l’université Catholique De l’Ouest, Angers, Monsieur François Prouteau, président de Fondacio, et Madame Christine Roche, présidente du CCIC ont introduit l’échange. Monsieur Nathanaël Wallenhorst, directeur de l’Université Catholique à Nantes, en a été le modérateur.

La conférence a été donnée par le père Thierry Magnin, Recteur de l’Université Catholique de Lyon, théologien et physicien qui a d’emblée insisté sur la nécessité de ne pas s’enfermer dans des jugements binaires sur le transhumanisme du type « c’est bien ou c’est mal », pour traiter une question aussi controversée.

Il a rappelé que le transhumanisme est un mouvement culturel et intellectuel international prônant l’usage des sciences et des techniques pour améliorer les caractéristiques physiologiques et mentales des êtres humains.

Sans aucun doute, les conditions du « devenir humain » vont profondément changer dans les années à venir. Cette mutation « transhumaniste » résultera de la conjonction de trois révolutions, à savoir celles des technosciences (ce qui relève du technique et du scientifique), de l’économique et du numérique. Ces révolutions commencent déjà de produire leurs effets avec les objets connectés, l’intelligence artificielle, les robots, les machines intelligentes, l’exploitation des Big Data et les algorithmes. Les nanotechnologies, les nano-biotechnologies, les neurotechnologies sont à l’origine de toutes sortes d’innovations qui vont jusqu’à la conception de produits vivants artificiels, d’hybrides homme–machine, et qui font émerger tout un univers où la réalité est augmentée et singulièrement celle qui touche à l’homme. Dans le domaine des neurotechnologies, par exemple, une puce électronique installée dans le cerveau pourrait améliorer l’état d’une personne atteinte par la maladie de Parkinson ou aider un paralysé à retrouver l’usage de ses membres. S’agissant des dommages causés par les AVC, l’implantation de circuits cérébraux pourrait restaurer certaines fonctions touchées grâce aux progrès des nanobiotechnologies.

Les efforts déployés pour « réparer » ou « augmenter » l’homme sont nombreux, et certains produisent déjà des effets spectaculaires :

Si on parle des efforts d’ « augmenter » l’homme, une société britannique, Cyborg Nest, veut enrichir nos cinq sens (l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher, la vue) avec un sixième, « North Sens », qui enrichit la perception de la réalité. C’est un implant qui vibre à chaque fois qu’il fait face au champ magnétique terrestre. Cet implant indique ainsi le nord magnétique (comme une boussole) et il ne dépend pas d’internet. C’est un organe sensoriel artificiel autonome.

Une des utilités de ce sixième sens est qu’il améliore le sens de l’orientation. Chez certaines espèces animales le sens de l’orientation est une condition de survie. Dotées d’une véritable boussole intégrée, ces espèces sont en mesure de retrouver le nord magnétique instinctivement. Les humains ne possèdent pas ce sixième sens. Bien sûr, ce sixième sens pourrait être utile aux personnes qui ont une déficience de l’un des autres cinq sens, comme la vue, mais l’utilité conçue par ses créateurs est probablement plus complexe, puisque c’est un sens qui peut enrichir la perception de la réalité de tout être humain.

La plupart de nos souvenirs sont aujourd’hui déclenchés par des fonctions sensorielles : l’odorat et la vue, principalement. Nous associons un lieu ou une expérience à une odeur, un gout, une image. En nous dotant d’un sixième sens, celui de notre orientation par rapport au champ magnétique terrestre, nous gagnerons de nouvelles facultés. Nos souvenirs seront aussi marqués par notre orientation sur la Terre.

  Le slogan de la société Cyborg Nest peut être résumé par la phrase : « si nous sentons plus, nous comprenons mieux, et nous allons vivre une expérience de vie plus profonde ».

Dans ce contexte d’innovations foisonnantes et de nature parfois à s’interroger sur leur bien fondé pour l’Homme en tant qu’Homme, il est important de se préoccuper des questions morales et éthiques ; c’est ce qu’étudie l’Humanity + – L’Institut pour l’avenir de l’Humanité (Future of Humanity Institute, FHI)- Ce centre de recherche interdisciplinaire de l’université d’Oxford se consacre plus généralement aux questions les plus sensibles qui concernent l’humanité et peuvent affecter voire bouleverser son avenir. Il fut fondé en 2005 et est dirigé par le philosophe Nick Bostrom. Le FHI s’intéresse surtout aux risques technologiques tels que le réchauffement climatique, la guerre nucléaire, ou les risques présentées par les nanotechnologies et l’intelligence artificielle, ainsi qu’aux pandémies que pourraient provoquer des armes biologiques mais les chercheurs du FHI étudient aussi l’impact du progrès technologique sur les sociétés et les institutions, allant du totalitarisme à la montée du chômage, et aux risques liés à l’information.

L’Université de la Singularité a été fondée aux États-Unis, dédiée à la promotion du transhumanisme, elle soutient et développe l’étude de technologies émergentes qui ont pour ambition d’améliorer en profondeur et même radicalement le sort de l’humanité, jusqu’à abolir la maladie et le vieillissement, et ce faisant se rapprocher d’horizons d’éternité. Ce mouvement de la « Singularity » a été popularisé par Ray Kurzweil – auteur de The age of spiritual machines, aujourd’hui directeur de l’ingénierie chez Google. Il revendique une approche transdisciplinaire, recouvrant les avancées des technologies émergentes dites NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique -intelligence artificielle- et sciences cognitives).

Dans le cadre de cette convergence NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives), le vivant est regardé comme une usine ou un objet susceptible d’être fabriqué, on saute un pas « décisif » avec l’audace et/ou l’ambition de pouvoir répliquer ou rééditer le matériel génétique, pour produire des cellules ou tissus vivants sur mesure (gene editing).

La méthode Crispr-Cas9, ou les « ciseaux à ADN », par exemple, permet ainsi de remplacer avec succès un gène endommagé par un autre créé artificiellement à un endroit précis du chromosome, au sein du génome de n’importe quelle cellule. C’est une technique qui peut être utilisée sur les végétaux, animaux, les humains pour améliorer des fonctionnalités, éradiquer des maladies (des modifications génétiques, par exemple, faites sur l’embryon pour prévenir des maladies chez le futur enfant).

Ce séquençage du génome est une avancée extraordinaire qui va permettre à terme une « médecine personnalisée », adaptée aux caractéristiques génétiques de chaque individu.

METACARDIS, un projet européen auquel Thierry Mangin a participé, décrypte les gènes de la flore intestinale responsables des maladies cardio-métaboliques. Le programme L’Homme et son Microbiote étudie des échantillons de microbiotes et les modes de vie de différentes personnes avec des affections différentes ; les bases de données recensant un très grand nombre d’informations tirées des échantillons observés (Big data) sont exploitées pour mettre en évidence les corrélations entre paramètres et aider ainsi à mieux poser les diagnostics et préconiser de meilleure façon les traitements.

L’épigénétique est une autre avancée ; elle se fonde sur le constat des interactions entre le psychique et la biologie ; si le premier influence le second, la relation inverse est tout aussi avérée : la biologie détermine notre comportement. La nutrition, l’exercice, la gestion du stress, le plaisir et le réseau social ont une influence sur le psychique.

Des études en neurosciences sur la plasticité cérébrale montrent que le psychisme joue sur la génétique (évolution des circuits neuronaux en fonction du vécu). Ces études mettent en évidence de nouvelles ouvertures sur les liens réciproques biologie – psychisme.

Comment accueillir toutes ces technologies sans les diaboliser mais en discernant les utilisations qui peuvent être au service de l’homme et en disant « non » aux autres ? L’homme peut être réparé et même augmenté, cela entraîne de grands espoirs pour la médecine, l’industrie et l’économie (bioéconomie). Comment, pourtant, penser l’humain au moment où les technosciences peuvent toucher à la nature de l’homme lui-même ? Avons-nous le droit de modifier notre patrimoine génétique ?

Jusqu’où peut-on améliorer ? là est la question fondamentale. On améliore la vision de l’homme, son odorat, son système immunitaire. Améliorer la « nature humaine », arriver à une « humanité augmentée, une humanité supérieure, une post-humanité, jusqu’à un homme libéré pour partie de son corps » c’est aller ici bien plus loin et c’est là que doit être posée la question des limites dès lors que ces « progrès scientifiques et techniques » pourraient laisser entrevoir la réalisation de ce qui peut encore sembler invraisemblable, avec « la possibilité et même la concrétisation d’un artifice qui finirait par permettre d’opérer « un versement/transfert de sa conscience, son soi » dans une machine intelligente ?

Dans sa seconde encyclique, « Laudato si’ », le Pape François II, ne refuse pas le progrès et ses bienfaits, mais il met en garde contre ses excès, rappelant les avertissements de ses prédécesseurs, en particulier Saint Jean-Paul II, sur « une manipulation génétique menée sans discernement ».

La tentation de la perfection, du « sans limites » est grande pour l’homme « fatigué de ses limites ». Tenir l’équilibre s’avère nécessaire : devant la promesse d’immortalité on a besoin de plus de morale, de plus de frein à la violence. Dans le sens contraire, des formes de réductionnisme dangereux peuvent intervenir et sont à éviter.

Le public, constitué surtout d’étudiants, a posé plusieurs questions :

Q : Il ressort que le transhumanisme serait un matérialisme dur; est-ce qu’il y a des transhumanistes préoccupés par la spiritualité ?

R : L’augmentation des fonctionnalités de l’humain, l’idée de progrès, la technoscience pure est une vision très américaine. Les pays anglo-saxons sont très penchés vers l’innovation, vers le progrès technologique. L’habitude de la réflexion de type humaniste est propre plutôt aux pays latins.

On veut supprimer la souffrance grâce aux technologies. L’immortalité, à son tour, n’engendrerait-elle pas plus de violence, plus de problèmes sociaux ? Si les machines font tout pour nous, nous allons diminuer. Parce qu’on grandit dans l’épreuve. Etre assisté par des robots est-ce être libre ? Il faut se poser ce genre de questions ! Vive le lien entre les sciences et l’humanisme ! Nos facultés de théologie ont un grand rôle à jouer.

Q: Le transhumanisme occupe autant les esprits, alors que beaucoup de gens meurent de faim ! Ce phénomène va-t-il accroître les inégalités ?!

R: Plus on avance, plus ces techniques vont êtres accessibles. Des nouveaux traitements contre le paludisme ont été trouvés grâce à la nanotechnologie et sont utilisés en Afrique. Ces techniques vont très probablement devenir bon marché et donc bénéficier au plus grand nombre, mais ici il y a lieu aussi d’intégrer la dimension politique qui est très importante. Avec les technologies on corrige les erreurs de la nature, dit-on, donc on gomme les inégalités…mais dans le même temps on constate maintenant un retour à la nature – donc des tensions contraires, les forces tendent à s’équilibrer naturellement.

Q : Est-ce qu’on peut « fabriquer » des artistes ?

R : Il existe la musique synthétique.

Le lien entre la machine et l’être humain est fait via la raison. Penser s’est calculer. Les robots sont utiles, on peut les employer à toutes sorte de tâches, il y a des robots au service des personnes âgées. Les robots ont même un droit aujourd’hui.

Est-ce qu’on peut, en faire, pour autant, des machines à aimer, des machines à croire ou des machines à créer?…

Conclusion : Pour Thierry Magnin, Saint Irénées de Lyon donne la définition de l’homme parfait : « La chair modelée, à elle seule, n’est pas l’homme parfait, elle n’est que le corps de l’homme, donc une partie de l’homme. L’âme, à elle seule, n’est pas davantage l’homme, elle n’est que l’âme de l’homme, donc une partie de l’homme. L’esprit non plus n’est pas l’homme, on lui donne le nom d’esprit, non celui d’homme. C’est le mélange et l’union de toutes ces choses qui constitue l’homme parfait. » (« Contre les hérésies », V, 6, 1, trad. A. Rousseau, Cerf, Paris, 1984, p. 582-583). L’homme est donc un mélange de chair, d’âme et d’esprit. L’espoir pour le transhumanisme est qu’il pourra peut-être assurer une augmentation de l’harmonie corps-âme-esprit.

Entre les idées développées par les transhumanistes et les bioconservateurs Thierry Magnin ne prend pas parti. Son discours est une invitation à la réflexion. Il nous parle comme scientifique mais aussi comme prêtre. Le scientifique développe le sujet du transhumanisme, expose les faits, les courants, les directions de pensée et de recherche. Mais il n’est pas directif. Il n’a pas la prétention de celui qui considère qu’il sait et qu’avec ce statut d’expert il serait fondé à montrer la voie. En vrai prêtre, il sait que l’adhésion à une option ne peut être acquise que si on choisit librement, sincèrement et en vérité et que c’est bien ce libre-arbitre qui construit le plus l’être humain dans son essence.

La seule petite indication qu’il se permet de donner est le signe de questionnement : « Tous les possibles sont-ils souhaitables ? ». A chacun de se donner la réponse à cette question, en toute liberté et connaissance de cause !

O. B. 19 novembre 2016