Une heure d’entretien conduit par John Crowley, responsable des Études et de la Prospectives au sein du département des Sciences Humaines et Sociales (SHS) de l’UNESCO ; une réflexion forte sur un phénomène complexe – la crise du Covid, ses effets aujourd’hui et ses possibles retombées pour demain. Comme toujours, Edgar Morin a articulé son propos avec une clarté apaisante, en des termes simples et d’une grande profondeur.

Vision d’ensemble

Si on peut retrouver des similitudes avec d’autres propos entendus lors des tables rondes qui ont précédé cet entretien, Edgar Morin aura ici apporté des éléments nouveaux et surtout il nous aura livré un point de vue très personnel, en nous disant qu’il ne voulait pas rester enfermé dans sa tour d’ivoire et qu’il entendait exprimer un point de vue partant certes de son expérience vécue au quotidien mais en allant au-delà pour relever ce qu’il y a d’essentiel autour de cette crise totale où nous sommes tous concernés à un triple niveau : comme espèce, citoyen de nos sociétés et comme personne.

Deux angles de vue lui paraissent importants à privilégier pour bien cerner le phénomène Covid, à savoir la question de la distance et celle de la Vie (le vécu, le vivant), deux marqueurs essentiels parce qu’ils renvoient finalement aux deux grandes épreuves auxquelles on a été affronté : passage d’un état extraverti à l’introverti ou au caché (confinement, masque, distanciation) et des vies (plus ou moins inégalement ou gravement) mises à mal. Sous ce double regard, nos interrogations doivent être portées principalement sur les deux domaines qui peuvent nous toucher au plus près : « le sanitaire/la santé/l’hygiène » et, plus prosaïquement, « le quotidien de nos vies ordinaires » et là se trouve posée une simple et fondamentale question : ne doit-on pas réformer nos modes de vie, nos vies (au sens que nous croyons comprendre comme « notre conception de la vie ») ?

A l’aune de cette crise on est invité à réfléchir tous sur nous même pour appréhender une situation qui nous révèle la complexité du monde, son incapacité à traiter correctement les grands risques lorsque les périls pressentis et analysés se matérialisent. La gravité du choc Covid a mis en évidence toutes nos imperfections et nos difficultés à intégrer les dimensions de l’aléatoire, ce qui, lorsque surviennent des surprises aux effets négatifs majeurs, amène des comportements et des réactions regrettables comme on l’a vu avec cette crise planétaire d’une ampleur jamais vue : replis nationaux, solidarité internationale minimale, polémiques.

La Science fondamentale comme les Sciences humaines ou économiques (les prévisionnistes, les spécialistes de la prospectives) ont toutes leurs limites, mais il ne faut pas en tirer de conclusions excessivement pessimistes : il y a des progrès qu’il faut reconnaître et notamment sur la période récente (analyse moléculaire en lien avec le Coronavirus). On doit aussi reconnaître que nous ne sommes pas dans un néant absolu, et nous pouvons trouver des moyens pour faire face aux défis du moment en nous adaptant aussi agilement que possible à des conditions qui peuvent changer sous l’effet de facteurs aux évolutions pas toujours prévisibles. Nous devons vivre avec l’incertitude, en ne cédant pas à la peur, en tirant le meilleur parti de ce que l’on connaît factuellement (nos certitudes) et nous disant qu’avec suffisamment de sagesse et de souplesse, on pourra composer avec ce qui reste d’incertain en navigant au mieux dans les eaux tourmentées de l’aventure humaine, cette aventure de la Vie.

Subsistent néanmoins beaucoup d’inconnues quant à l’avenir, l’important pour se projeter dans le monde d’après est de bien faire attention à tout ce qui crée de l’angoisse, et notamment combattre tout ce qui relève des fausses nouvelles alarmistes, mais aussi tous les excès qui peuvent provenir de ceux qui prévoient des catastrophes pour demain, ou qui versent dans des prophéties délirantes nous dessinant un monde excessivement bouleversé par les innovations de la génétique et du numérique (transhumanisme et intelligence artificielle). Il faut faire attention car nos sociétés restent fragiles, et toute secousse mal contrôlée peut faire ressurgir de fortes tensions, il faut tout particulièrement se soucier du risque d’aggravation des inégalités.

Réponses à sept questions posées par John Crowley

On a parlé d’Incertitudes plus que de Risques, quelle dimension privilégier dans nos modèles de gouvernance ?

A propos des risques, question qui va de pair avec l’incertitude toujours présente, se dire que le risque zéro n’existe pas, qu’il faut vivre avec l’inévitabilité des risques (risque de l’inattendu, de l’innovation, de l’invention) et essayer de le « mitiger » ou de le prévenir, avec l’État pouvant tenir un rôle central (ex : l’État-providence).

Il y a à opérer un choix qui dépendra de notre degré d’aversion au risque. L’arbitrage que l’on fait (choix individuel ou choix de société) entre risque et précaution, peut être simple dans certains cas (ex : se prémunir contre un risque type celui de l’affaire Monsanto) mais il devient beaucoup plus délicat lorsqu’il s’agit de décisions à prendre dans les situations de pandémie car alors il peut s’agir de décisions qui touchent à nos vies, à la Vie ; on voit alors que tout dépendra de l’acceptabilité du risque (par les personnes, par la société), de nos positions en termes de responsabilité et de nos conceptions de la liberté ; Edgar Morin fait ici référence aux positions de André Comte-Sponville qui dit vouloir assumer librement son risque alors que (beaucoup) d’autres jugent nécessaire l’application de règles contraignantes au nom du principe de précaution.

Lorsqu’on analyse cette pandémie Covid, utilise t-on les bons mots : Sait-on bien la nommer ? Quelles qualifications retenir pour la désigner ?

L’important en premier lieu est de ne pas sombrer dans des propos extrêmes qui peuvent susciter des comportements excessifs, et à l’inverse, ne pas afficher des postures imprégnées de légèreté.

Fournir de bonnes informations, des informations qui aident et qui rassurent, avec un maître mot : la vigilance.

Convaincre que cette crise est provisoire, comme est temporaire le régime des contraintes imposées.

Délivrer des messages positifs sur la science, dire que l’on peut compter sur elle pour progresser, et expliquer ce que la biologie a déjà pu produire avec ses effets bénéfiques pour l’humanité, montrer comment on peut tirer avantage des forces du vivant au service du Bien Commun.

Que peut-on retenir des préoccupations concernant la Santé en rapport avec la pandémie ?

Parlons d’abord de la Santé des Personnes dans ses deux dimensions, celles du soin et celle du traitement.

  • Il y a d’abord la santé physique, celle qui nous préserve de la maladie, et qui est la première préoccupation lorsqu’on parle du Covid.
  • Mais il est aussi très important de traiter la question santé au sens : préserver nos facultés et aptitudes psychologiques.

La crise Covid nous a rappelé à quel point l’Etre humain a besoin d’entretenir (prendre soin de) son corps et son esprit pour garder un bon équilibre.

A cela il faut ajouter une troisième dimension, à prendre en compte en ce temps de crise, mais qui doit rester et devenir plus présente, à savoir celle qui touche à nos modes de vie : la crise Covid amène opportunément à revoir nos pratiques quotidiennes pour une meilleure façon de vivre plus équilibrées ; cela amène à nous pencher sur notre alimentation, nos déplacements, nos relations avec l’extérieur (l’environnement, les autres), nos habitats.

Mais il nous faut aussi parler de la Santé de la Planète, notre Planète que l’on peut considérer comme malade avec une activité humaine qui peut détruire, altérer notre planète (l’anthropocène).

Se concrétisent maintenant des risques que le professeur Meadows avait déjà esquissés en 1972 sans être aucunement entendu : un déferlement techno-industriel a conduit à des développements inconsidérés, un aveuglement fondé sur l’idée que l’Homme avec le génie de sa nature pouvait tout maîtriser pour répondre à des besoins sans cesse croissants.

Le virus Covid a montré que l’Homme n’est pas toujours gagnant face à la force de la Nature, malgré les efforts qu’il déploie (par exemple dans son combat pour l’eau : amélioration de la salubrité, filtrage, recyclage etc.).

La crise que nous vivons semble ici avoir un effet positif. On tend à prendre beaucoup plus au sérieux les propositions formulées pour contrer les tendances destructrices de l’environnement jusqu’à présent trop peu combattues.

Les actions qui pourront être engagées gagneront à viser les objectifs suivants :

  • Diminution des processus toxiques et produits polluants ;
  • Protection de la biosphère et de la biodiversité avec préservation de la vitalité des écosystèmes, rétablissement des espaces naturels endommagés (moins d’artificialisation des sols, rétablissement des mangroves).

Dans ce discours très écologique, Edgar Morin voit deux orientations prendre une bonne tournure : « La Nature » qui reprend ses droits et « l’Humanité » qui prend plus conscience de la responsabilité de ses choix au regard de la Nature, cette Nature qu’il faut mieux soigner et respecter.

Face à cette catastrophe à dimension planétaire, quelle forme du pilotage des « Affaires de l’Humanité » envisager ?

On doit d’abord être conscient d’un « énorme hiatus » entre les grands problèmes à résoudre qui se posent au niveau du Monde alors que les décideurs sont les États souverains.

Tout l’art du pilotage de ces problématiques à dimension planétaire est un art de composition entre « la représentation d’un Commun Mondial » et les « Nations » qu’il faut respecter.

Le défi, c’est celui du Consensus, et pour le faire émerger c’est l’ONU qui est pilote en première ligne.

Pour le moment on est encore loin d’atteindre pareil objectif, les plus pessimistes pourraient le trouver hors d’atteinte, une ambition utopique.

Pour avancer, on peut énoncer certaines conditions en espérant qu’elles finissent par convaincre :

  • Doter l’ONU de plus de moyens ;
  • Montrer les réels dangers que court notre Terre nourricière ;
  • Élever le niveau de conscientisation des périls communs.

On doit reconnaître sur tous ces sujets que la crise du Covid n’a pas toujours facilité les choses comme l’ont montré les replis nationaux ou les attitudes de rejets des migrants. Absence de consensus, pas d’approches communes sur des sujets précis, et aucune réelle adhésion sur l’idée que nous avons tous ensemble une destinée commune : il est à craindre encore beaucoup de problèmes pour les temps à venir qui – mais ceci n’est que très allusivement suggéré – pourraient avoir un lien avec les sujets de l’éthique et du religieux.

Dans le climat ambiant, trouve-t-on des lueurs d’espoir pour notre Terre, la terre des Hommes ?

De fait, la pandémie Covid avec son lot de souffrance et de contraintes accumule les motifs de frustration et d’insatisfaction pour ne pas dire de désespoir ou de désespérance, notamment chez les jeunes.

A cela s’ajoute, une crise qui aggrave prioritairement la situation des personnes les plus défavorisées, les inégalités se sont accusées dangereusement partout à cause de la pandémie.

Cela dit, il faut porter une juste appréciation des situations, et là on doit reconnaître qu’elles sont souvent erronées (certains surestiment les risques et dangers d’autres au contraire les sous estiment manifestement).

A cela s’ajoute la confusion qui naît des interprétations statistiques souvent sources de polémiques inutiles et troublantes.

Si la toile de fond donnée ainsi est peu rassurante, il y a tout de même des ressorts mobilisés qui sont plus réconfortants, ce sont tous ceux qui ont un rapport à l’Humain, ce qui touche la relation à l’autre (sa forme, son intensité, son authenticité), et sur ce point fondamental qui touche au Vécu de chacun il y a des motifs de satisfaction montrant des voies sur lesquelles on peut miser avec la certitude de bonnes retombées parce qu’elles sont des réponses à des besoins vitaux, elles ont pour nom l’amitié, la communion, l’affection, l’attention à l’autre etc.

N’y a-t-il pas tout de même avec ce dont on a été témoin pendant cette crise, un risque d’enfermement, une menace pour nos libertés ?

En effet cette crise nous a infligé une grande coercition.

A nous de faire preuve de vigilance pour éviter que ne perdure ou ne s’installe une société de surveillance qui ruinerait nos libertés et nos démocraties.

La salutaire conscience qu’il existe un tel risque pourra nous protéger contre l’extension de son emprise.

Que dire des Inégalités que la pandémie a révélées dans toute leur intensité ?

On a là un vrai sujet qui est un échec de nos démocraties.

On n’a pas réussi jusqu’à présent à promouvoir une économie et une écologie suffisamment humaines pour traiter convenablement le sort des plus démunis.

Ce constat ne doit pas nous amener à désespérer de l’avenir mais on se doit d’être lucide et de mesurer à quel point la pandémie a accentué les inégalités alors que même avant sa survenance toutes les tendances dessinaient déjà une dégradation de la situation des plus pauvres, des plus marginalisés.

Il faut espérer absolument sortir de cette situation inquiétante, ce devrait même être une obligation, en tout cas il ne faut pas se décourager, ni se fourvoyer dans un aveuglement coupable, et il n’est pas interdit de penser qu’émerge un autre esprit, esprit de lumière et de fraternité qui pourrait être enfin source de progrès vers des sociétés moins inégalitaires, plus apaisées.

Il y a dans les propos tenus par Edgar Morin comme un écho aux messages que le pape a adressé au Monde dans ses deux encycliques Laudato si et Tous Frères Fratelli Tutti.