Le CCIC reste très proche des sujets liés aux nouvelles technologies et organisera en 2020 une conférence sur ce thème qui influence notre Monde d’aujourd’hui et de demain.
En attendant cet événement majeur, une veille permanente permet de mieux comprendre les évolutions en cours… Une conférence IHEST a été donnée par Mr Laurent Bibard, professeur chercheur en philosophie et gestion, titulaire de la Chaire Edgar Morin de la Complexité à l’ESSEC.

« L’Inconnaissance, complexité, nouvelles technologies : les vertus de l’ignorance » : conférence de clôture du cycle de formation 2018-2019 de l’Institut des Hautes Etudes pour la Science et la Technologie (IHEST).

Cette Conférence est venue conclure le dernier cycle de formation de l’IHEST (ces formations professionnelles sont suivies par des auditeurs venant d’entreprises ou autres institutions venant du secteur public ou privé).


Avec cette interpellation presque contre-intuitive à propos des « vertus de l’ignorance » mises en valeur pour parler des « nouvelles technologies » et de « complexité », l’orateur a développé une série d’idées très intéressantes pour mieux saisir les problématiques que soulèvent les incessantes évolutions de nos sociétés de plus en plus « complexes » et « technicisées ».

Pour mieux appréhender un phénomène à la fois diffus et multidimensionnel, à savoir l’emprise croissante des (nouvelles) technologies, il est très pertinent d’en approfondir l’analyse comme celle d’un ensemble complexe, mais sans perdre de vue l’idée de simplicité, à retenir en contre point.

Seconde observation préalable faite d’entrée : l’important est moins de s’attacher à l’objet lui-même en tant que tel qui n’est qu’un outil ou un « moyen de » (les technologies, leurs caractéristiques, fonctionnalités), qu’à la façon dont nous entretenons nos rapports avec elles, et là se posera la question de l’Humain, dans sa grandeur et ses imperfections, ses connaissances et son ignorance…sa méconnaissance, et on pourrait ajouter son mystère.


Ces propos préliminaires étant tenus, L BIBARD a poursuivi son développement en passant le sujet au crible de quatre notions essentielles, que l’on peut commodément mobiliser dans toute approche de phénomènes complexes.

L’incertitude :
On peut modéliser les risques, avec leur probabilité d’occurrence mais reste l’univers infini des possibles, l’incertain qui par nature est inconnu, on ne sait pas tout, et cela vaut pour chacun, dans ce qu’il peut faire et tout particulièrement dans les situations extrêmes ; le monde est plein d’incertitudes et les technologies ne peuvent rien pour les prévoir, les maîtriser seules.

Le Contradictoire :
La réalité du monde est contradictoire, on a tous des consciences partielles, des comportements différents, les désaccords sont monnaie courante, il ne peut y avoir de vérité absolue, l’important est de le savoir, d’accepter cette donnée, écouter l’autre, accepter l’autre différent, accommoder cette diversité : tous ces éléments de complexité, sources possibles de richesses fécondes ne s’accordent pas forcément avec des artefacts ou systèmes codés, qui fonctionnent selon des processus standards, programmés, tracés etc.

L’Emergent :
De tout temps, mais plus encore de nos jours, comme pour les saisons qui se succèdent, insensiblement, avec des évolutions que nous ne saisissons qu’imparfaitement, le monde subit des changements dont on ne perçoit pas forcément les signes avant- coureurs ou les traits sous-jacents, il y a des tendances qui peuvent se dessiner sous l’effet de la montée de certaines technologies naissantes dont on ne mesure pas les effets possibles… car nous ne sommes pas experts, acteurs… de l’importance d’un quatrième trait caractéristique de ce monde complexe et de plus en plus technique…

Le leadership, l’expert, le sachant :
Nous (on pourra dire : les gens ordinaires sans que cela soit au sens péjoratif) ne voyons pas (assez) ce qui vient, ce qui se prépare (voir le point précédent), alors on va se taire… laisser parler celui qui sait, mais sait-il tout de ce monde de complexité ? Qui aura la vraie parole ? Difficile de l’envisager, l’important alors est de libérer la parole et laisser dire ceux qui n’osent pas ou qui ne sont pas invités à s’exprimer.

Dans notre monde complexe, on pourra être enclin à viser la simplicité dans nos rapports aux technologies. Si on le fait en retenant les quatre critères que l’on vient d’énoncer, on en verra les inconvénients :

-pour éliminer l’incertitude, on acceptera des systèmes qui nous contrôlent totalement

-dans le même esprit, sans contradictions, on entre dans un monde à sens unique

-au lieu d’évolutions plus ou moins connues, avec leurs inconvénients, on est dans du tout programmé

-on s’en remet au sachant, qui sait tout, on ne délibère ni ne conteste plus

On voit bien ici qu’on décrit un univers quasiment carcéral, où l’on s’en remet totalement à ceux qui le conçoivent et le font, et où les maîtres du jeu ont toutes les chances de gagner, dans ce scénario les inégalités s’accentuent forcément, et l’ignorant ayant abdiqué entre dans un enfermement dangereux

Quelle posture adopter ? Se plier à la technique simplificatrice et devenir prolongement des robots ? Ou miser sur l’idée que les robots vont s’humaniser (« machine learning ») ? Deux positions peu rassurantes, et pour tout dire fort peu « humaines », c’est une troisième option qu’il faut envisager, avec l’adoption d’une position sinon critique du moins distanciée où l’on se dit qu’on ne pourra jamais encoder tous les possibles, que les machines ne peuvent par elles mêmes résoudre les questions éthiques, et se dire que les Techniques ne pourront jamais épuiser le réel avec l’infini de tous les possibles et l’incertitude de nos comportements, nos attentes, aspirations, réactions face à inattendu notamment lorsque l’impensable survient.


C’est là que doivent être soulignées les notions de responsabilité, jugement critique, capacité à réagir lorsque l’on sort du cadre, toutes notions qui ne peuvent être intégrés pleinement dans des processus de modélisation ou d’automatisation.

A cet égard, il y faut s’entourer de précautions lorsqu’on entre dans les systèmes exploitant les big data (nécessité de bien apprécier la qualité des données mobilisées et leurs biais éventuels) et les processus complètement automatisés.

Il ne faut pas se laisser fasciner par les technologies et singulièrement par l’Intelligence artificielle dont certains disent qu’elle va dépasser l’Intelligence Humaine, sans bien définir au demeurant ce que recouvre cette intelligence de l’homme.

Finalement, ce qui compte c’est d’adopter ces technologies avec une juste mesure, ce qui doit impliquer de garder prise sur les évolutions, de considérer l’essentiel à savoir permettre aux uns et aux autres de « garder les pieds sur terre », trouver à dessiner leur chemin librement, en étant capable de faire face soi- même à l’incertain/l’inattendu, avec l’idée que même si nous savons que nous sommes tous ignorants (selon le précepte de SOCRATE), nous devons en être conscient et c’est avec cette lucidité qu’il faut regarder l’avenir d’un regard intelligent et critique.

Tout dépend de nous, l’avenir est ouvert… reste à emprunter les bons chemins, ceux qui préservent l’Humain.



En conclusion, et précisément à propos de l’avenir qui se dessine avec, il faut le reconnaître, les révolutions disruptives que l’on nous annonce, L BIBARD suggère quelques derniers éléments de réflexions comme des conseils.


Pour éviter d’entrer compulsivement dans ce nouveau monde, bien préserver trois dimensions caractéristiques de l’Humain : satisfaire un besoin de stabilité (un cadre, une langue…), ne pas perdre son sens critique, et cultiver l’imaginaire et le prospectif avec une grande curiosité d’esprit. Ici est soulignée toute l’importance que revêt l’Education.


Mais plus que tout, ce qui comptera toujours sera l’Autre, la relation à l’Autre, reconnu comme Personne avec sa part d’inconnu, d’intimité…
De l’importance aussi du respect de la personne, dans toutes les mutations qui s’opèrent, il y a un danger de « brutalité », plutôt que d’opérer des réformes radicales, brutales, simplistes, il faut trouver des voies plus progressives, où toutes les parties prenantes sont associées, où l’on se garde au nom d’un principe d’efficacité mal appliqué, on cause plus de dommages qu’on apporte de solutions. De l’importance des réflexions préalables, à mener « avec douceur », les bouleversements de type « table rase » échouent, de même que les changements imposés sans souci de leur ancrage au plus près des réalités vécues par les personnes.