Le 13 juillet dernier, le secteur des sciences humaines et sociales de l’Unesco rassemblait experts, universitaires, acteurs politiques et de l’industrie en salle I au siège de l’Unesco pour une journée de haut niveau intitulée :  « Vers un cadre éthique pour les neurotechnologies ». Cet évènement marque une étape importante dans le processus approuvé lors du dernier conseil exécutif où il a été décidé de proposer aux états réunis à la conférence générale du 7 au 22 novembre 2023 de confier à l’organisation le mandat d’élaborer un cadre éthique pour les neurotechnologies à l’instar de la “Recommandation pour une éthique de l’intelligence artificielle” adoptée à la précédente conférence générale fin 2021. En effet, face au développement spectaculaire du secteur des neurotechnologies, se font jour des préoccupations éthiques quant à l’identité, la dignité humaine, la liberté de pensée, le libre arbitre, l’intimité, le bien-être…. La diversité des parties prenantes réunies et la qualité des travaux préparatoires en particulier ceux du Comité International de Bioéthique (CIB), organe d’experts interne de l’Unesco, ont assuré l’intérêt majeur de cette journée intense, de même que les rencontres informelles autour de la salle I de l’Unesco.

Propos introductifs

Dans son allocution d’ouverture, l’Assistante à la Directrice Générale pour les sciences humaines et sociales, Madame Gabriela Ramos, rappelle le mandat éthique propre à l’Unesco. L’organisation a été un précurseur dans l’éthique des sciences et technologies : un travail sur le génome humain a conduit à la Déclaration universelle sur le génome humain et les droits humains, et plus récemment les états membres ont adopté la Recommandation sur l’éthique de l’IA. Elle évoque avec satisfaction la présence des meilleurs experts des neurotechnologies, chercheurs comme industriels et développeurs, et l’opportunité de cette rencontre et de ses échanges pour les décideurs politiques. Considérant les milliards de dollars consacrés par Neurolink ou Facebook et bien d’autres dans le secteur des neurotechs, les applications possibles ne relèvent plus de la science-fiction ; se posent alors des questions éthiques spécifiques à ce domaine, même si la recommandation de l’Unesco sur l’éthique de l’intelligence artificielle comporte déjà une clause sur la protection du cerveau.

L’envoyé du Secrétaire Général des Nations Unies pour la technologie, Amandeep Singh Gill, poursuit par un message de soutien du Secrétaire Général Antonio Guterres. Il évoque la rapidité de l’évolution des neurotechs, les progrès qu’elles apportent dans le traitement des maladies neurologiques, mais aussi la nécessité de protéger la liberté mentale. Il souligne l’importance de faire participer les secteurs privés, industriels, investisseurs, dès le début des processus. L’éthique est la base fondamentale, et l’on peut s’appuyer sur des textes existants comme celui sur la torture. Cette réflexion éthique fait l’objet de nombreux forums qui doivent travailler de concert comme l’OCDE, le bureau du Secrétaire Général des Nations Unies, celui des droits de l’homme à Genève, l’Organisation Mondiale de la Santé, l’Union Européenne.

Le paysage actuel et les aspects éthiques des neurotechnologies

Un important rapport du Comité International de Bioéthique sur les  Aspects éthiques des neurotechnologies a été présenté et adopté en décembre 2021. Il fait maintenant l’objet d’une publication aux éditions Unesco distribuée lors de la présente conférence et disponible en ligne.

Emilie Cross, membre du CIB en parcourt quelques aspects techniques : imagerie cérébrale, neurodispositifs, interfaces cerveau–machine, intelligence artificielle dans les neurosciences, puis certains aspects éthiques comme l’intégrité mentale et la dignité humaine, l’identité personnelle et la continuité psychologique, l’autonomie, le consentement éclairé, la vie privée mentale, l’accessibilité et la justice sociale. Sont également évoqués les interventions à des fins d’amélioration, l’éthique clinique, l’éthique de la recherche, et des aspects de droit.
Le professeur Hervé Chneiweiss qui présidait le CIB lors de l’élaboration de ce rapport expose ensuite la particularité des données cérébrales ou neurodonnées.  Elles diffèrent en effet des données courantes en ce qu’il est possible d’en déduire un état cognitif, voire potentiellement certaines pensées, d’accéder à des données personnelles sensibles. Le comité appelle donc à une gouvernance par anticipation, et se pose la question de l’opportunité de créer de nouveaux droits de l’homme dits “neurodroits” comme le droit à la protection de l’activité cérébrale, ou l’interdiction d’utiliser des neurotechnologies pour discriminer des personnes, le droit à un accès équitable aux bienfaits des neurotechnologies. Il souligne que les neurotechnologies ne sont pas neutres car elles mettent en jeu notre capacité à interagir avec les autres alors que ce n’est qu’avec et par les autres que nous devenons humains. Une vigilance particulière doit être exercée pour la protection du cerveau des enfants, particulièrement vulnérable car il se construit très progressivement. Il cite Érasme : « Nous ne naissons pas humains, nous le devenons. Hervé Chneiweiss soulève encore la question de comment motiver et intéresser le public à cette réflexion éthique.

Panel ministériel

Y participent des représentants de pays particulièrement actifs dans la réflexion ou l’action politique concernant une possible régulation des neurotechnologies. Il leur est demandé ce qui les motive dans ce sens. Ils évoquent :

–les applications au secteur de la santé, les programmes de détection précoce de maladies dégénératives (Arabie Saoudite)

–Slovénie : la nécessité d’inclure les droits humains dès le début du processus

–Espagne (qui présidera l’Union Européenne en juillet) : l’intelligence artificielle et European Act pour une charte des droits numériques ; le problème de la propriété des données numériques qui diffère d’une région à l’autre du monde (État, individus, entreprise privée) et spécificité des neurodata.

–Chili, premier pays au monde à intégrer les « neurodroits » dans sa constitution. Voir article dans le dernier numéro du Courrier de l’UNESCO .  Le Chili mène une réflexion au niveau de l’État sur l’identité, la conscience, le libre arbitre, la qualité d’être humain.

Deux tables rondes d’experts évoquent de multiples applications possibles des neurotechs ou les avancées dans les connaissances scientifiques rendues possibles par ces dernières. : Communiquer avec des personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer ou de Locked-in syndrom, certaines technologies permettent de localiser les zones actives du cerveau liées à certaines fonctions comme des implants dans la moelle épinière pour faire remarcher des personnes paralysées, des prothèses visuelles destinées aux aveugles, les implants cochléaires pour les sourds, ou encore des gadgets pour induire le sommeil ou l’état de veille, les avancées dans l’édition du génome… Sont encore abordées la nécessité de sensibiliser le public au droit derrière les données ou encore la qualité des données. Par exemple les laboratoires obtiennent facilement des données relatives au cerveau des adultes qui acceptent de se prêter à des études sur leur fonctionnement cérébral alors que les enfants qui s’y rendent ne viennent qu’en raison d’une pathologique. Il rappelle à quel point le cerveau des enfants est vulnérable car en plein développement. On apprend aussi que le bilinguisme n’est pas un défi pour le cerveau, que l’on peut décoder des sons, voire des paroles, certaines images, et la recherche est très active dans le décodage des pensées et des émotions.

La seconde table ronde s’est attachée aux défis éthiques pour les droits de l’homme. Une question est posée sur la surrégulation.  On a constaté que le RGPD a fait baisser les parts de marché des entreprises européennes au profit des américaines auxquelles il ne s’applique pas. L’absence de statut identique de propriété des données personnelles pose problème. Un enfant pose la question de l’amélioration de la pédagogie par les neurotechs et s’inquiète d’une utilisation abusive.

 Deux “discussions au coin du feu” (“Fireside chat”) – titre cocasse pour une table ronde un 13 juillet à Paris-

 Dans la première est présenté le rapport de l’Unesco publié à cette occasion intitulé Unveiling the neurotechnology landscape : scientific advancements, innovations and major trends (Dévoiler le paysage des neurotechnologies : avancées scientifiques, innovations et tendances majeures) lancé pendant la conférence. Ce rapport de 171 pages en anglais est accessible en ligne . Il confirme la nécessité d’un cadre éthique mondial pour les neurotechs. On y apprend que sur la base des publications scientifiques, 80% de la recherche est concentrée dans 10 pays, la répartition géographique des dépôts de brevets est tout aussi inégale.

La seconde table ronde voit dialoguer Gabriela Ramos et Nita Farahany, professeure de droit et de philosophie à l’université Duke. Celle-ci souligne la faiblesse des procédures actuelles censées protéger les données personnelles : le simple fait de laisser les individus lire et signer les “conditions” n’assure en rien que le consentement des patients ou utilisateurs soit éclairé. Elle évoque le droit à l’autodétermination sur nos cerveaux et le droit à en améliorer le fonctionnement –avec un subtil glissement de la notion de liberté vers celle de droit.  Il s’agit selon elle de faire en sorte que grâce à la technologie les personnes puissent atteindre leur plein potentiel (ndlr: mais comment identifier ce plein potentiel ? Comment assurer l’accès pour tous aux bienfaits de ces technologies d’amélioration ?)

Propos conclusifs

Dafna Feinholz, chef de la section de bioéthique et d’éthique des sciences et des technologies de l’Unesco et Hervé Chneiweiss clôturent cette journée. Ce dernier souligne que si certains rêves deviennent réalité, l’éthique s’avère essentielle en tant que boussole morale. Il ressort de cette journée la nécessité reconnue par les intervenants d’un cadre mondial de gouvernance qui permette de développer les neurotechnologies tout en protégeant l’humain. La présentation du rapport du CIB sur les aspects éthiques des neurotechnologies rappelle le travail de fond déjà effectué par ses experts, solide base  » Vers l’élaboration d’un cadre éthique pour les neurotechnologies”.