Ce forum international organisé conjointement par l’UNESCO, le ministère chinois de l’Education et la Commission nationale UNESCO de la Chine s’est déroulé les 7 et 8 décembre, en mode présentiel à Pékin et, dans une très large mesure, à distance. L’évènement a bénéficié de la contribution de de plus d’une cinquantaine d’experts ou représentants gouvernementaux dont un grand nombre de ressortissants chinois et plusieurs africains. Il s’inscrit dans le prolongement du mouvement qui s’est amorcé il y a environ 18 mois avec une autre Conférence internationale qui a débouché sur le « Consensus de Pékin ». Cette manifestation a donné lieu à deux sessions « de haut niveau » consacrée aux compétences et à la question de l’Education des Jeunes et des Femmes.

Trois séances parallèles ont porté sur les sujets suivants :
L’efficacité et l’usage éthique de l’I.A. pour enseigner et apprendre
Le soutien au développement de l’Education en Afrique à l’aune de l’I.A.
Les Programmes et les Manuels adaptés à l’I.A.

Outre le concours de personnalités chinoises, le forum a amené l’intervention de plusieurs intervenants représentant l’UNESCO, dont les ADG du secteur Education, Mme Stefania Giannini, du secteur Sciences Humaines et Sociales, Mme Gabriella Ramos et de Mr Firmin Edouard Matoko du secteur des Relations extérieures et de la Priorité Afrique ainsi que Mr Sobhi Tawil, directeur en charge du projet « Futurs de l’Education ».

De l’ensemble des présentations qui ont pu être suivies on aura retenu comme l’illustration d’un puissant changement engagé dans le monde de l’Education sous l’effet de l’I.A., un changement de « paradigme » pour le Bien Commun et des avantages incontestables pour « chacun ». Un discours très assuré, avec la restitution d’expériences – notamment venant de Chine – amenant certains à parler de réformes radicales, pour un futur de l’Education d’un nouveau genre, celui de l’ère de l’intelligence artificielle

On reprend ci-après quelques éléments plus précis, avec quelques observations en complément.

Vue d’ensemble

Les nombreux exposés chinois insistent sur le développement complet de l’individu avec parfois des références données à la lumière de Confucius. Il s’agit d’élaborer un enseignement personnalisé pour développer la capacité de l’apprenant à s’épanouir et contribuer au bien social, déceler ses aptitudes pour développer ses talents propres en analysant les données personnelles se rapportant aux activités, goûts, performances ou lacunes des apprenants. L’intelligence artificielle propose alors des contenus et un rythme adaptés aux motivations, aux capacités et aux attentes individuelles.

L’I.A. apporte aussi une aide à la correction des devoirs et examens, ce qui permet de libérer l’enseignant des tâches fastidieuses et répétitives ; elle permet également, en organisant de façon appropriée des exercices adaptés au niveau de chacun, de libérer du temps de travail personnel que les élèves peuvent consacrer à des activités créatives, artistiques, musicales, ou à du travail manuel, ou encore à la nature.

L’usage de l’I.A. pour l’évaluation est aussi mis en avant : l’I.A. permet une évaluation des processus éducatifs, des performances des écoles, de l’efficacité d’une pédagogie, de l’organisation du système scolaire. Il est en outre proposé d’élaborer des archives scolaires individuelles qui, analysées par des algorithmes, pourront être utilisées y compris de manière prédictive.

Les compétences à développer sont celles qui permettent de collaborer avec l’I.A., qui n’est qu’un outil, résultant de l’intelligence humaine. Sa présence dans le domaine éducatif, d’ores déjà avérée en Chine, va aller grandissante partout ailleurs dans les années à venir. Les changements que cela induit nécessiteront d’être menés avec vigilance. Il faudra pour maîtriser ce phénomène et en tirer le meilleur profit développer et cultiver le discernement, l’esprit critique, le sens des responsabilités quelles qu’elles soient, sociales, sociétales, morales aussi… Cela nécessitera aussi de prendre à sa juste mesure le fait que nous tous mais singulièrement les jeunes générations d’apprenants, nous avons maintenant , nous dit un des intervenants, une double identité citoyenne : physique et numérique, la seconde primant souvent sur la première.

La mise à disposition des connaissances étant assurée par des machines, le professeur voit son rôle profondément modifié et plus tourné vers ce que l’’on peut appeler des « compétences purement humaines » : accompagner le développement psychologique et comportemental des apprenants, l’aide et le dialogue. L’objectif de réussite aux examens devrait être dépassé et remplacé par des objectifs d’épanouissement, de bien-être. Le rôle des parents a été parfois évoqué mais beaucoup moins que celui des professeurs qui, eux aussi peuvent bénéficier d’assistance par l’I.A. Se pose la question de ce que signifie réellement l’humain, qu’est-ce qui lui est propre, comment fonctionne-t-il ?

Dans la session parallèle 2 : « Utilisation efficace et éthique de l’intelligence artificielle » l’aspect éthique a été surtout abordé sous l’angle de l’équité et de l’inclusion. En Chine 95 % des écoles sont connectées. Dans les zones rurales isolées un encadrant local pilote et organise l’accès au contenu en ligne pour sa classe. L’intelligence artificielle permet de rendre les cours accessibles aux sourds, aux malvoyants, il s’adapte aux élèves présentant des besoins particuliers. Une technologie intelligente traduit les langues autochtones ou rares donnant ainsi accès à un enseignement en langue maternelle. On remarque un nombre très faible de femmes dans la salle chinoise reflétant les statistiques mondiales qui évaluent à 20 % la proportion de femmes actives dans le domaine de l’I.A. Autre question majeure soulevée, celle de l’accessibilité et de l’explicabilité des programmes, aux données (il y a des accès sélectifs pénalisants) et, de façon plus technique mais essentielle, se trouve posé avec une grande acuité le problème de la connectivité. Dans les pays à faibles revenus, seulement 6 % des apprenants ont accès à Internet (87 % dans les pays à hauts revenus). Ce sont ainsi 2.2 millions de jeunes qui n’ont tout simplement aucun accès à cette révolution éducative, celle de « l’ère intelligente ». Le président du Conseil exécutif de l’UNESCO appelle de ses vœux la création d’un « Droit d’accès universel à Internet ».

A l’occasion de ce Forum, on pourra rappeler que la Chine apporte un puissant soutien à l’UNESCO dans les deux domaines qui y ont été traités, deux domaines sur lesquels l’UNESCO a engagé deux de ses plus grands chantiers : « les futurs de l’Education » et l’élaboration d’une « norme éthique pour l’I.A».

Quelques observations et commentaires en complément

A propos de l’Humain 

A de nombreuses reprises, il a été fait allusion à la nécessité de préserver l’Humain, le contrôle de la machine en somme, mais cela a plus résonné comme une pétition de principe, une simple idée générique, en particulier, s’agissant des enseignants et de l’accompagnement. A juste titre on a insisté sur les besoins de formation, mais avec quel contenu ? S’agit-il surtout de formation technique ? Quelle part laissée aux sujets pédagogiques et à la façon de traiter les matières non réplicables et donc non intégrées dans les systèmes d’I.A. ?

Dans le même esprit, et là aussi très justement, on a montré ce que l’I.A. pouvait apporter pour permettre «d’évaluer » (les performances, les lacunes, les options pour s’orienter, la définition de trajectoires ), avec beaucoup l’accent mis sur l’autonomie, pour ainsi bien se situer, on a aussi vanté les mérites de l’auto-apprentissage (e-learning intelligent), tout en évoquant la nécessité de l’échange en dehors de l’I.A entre l’élève et le professeur ou en groupe (les salles de classe en présentiel ou en mode virtuel). Il y a eu des observations intéressantes sur la façon de traiter les interactions entre les utilisateurs et les systèmes. Reste toutefois, à noter qu’à force de montrer les bienfaits de l’I.A. on peut sous-estimer le rôle irremplaçable de l’enseignant dans son face à face avec l’élève.

Il a été bien suggéré que dans le domaine éducatif l’I.A. était appelée à être mobilisée à tous les niveaux et tous les stades des parcours scolaires et ce, dès le petite-enfance. Cela doit être fait avec discernement bien entendu, on l’a rappelé, mais peut être pas assez. On aura toutefois noté avec intérêt, l’observation d’un universitaire de Pékin, médecin spécialiste des questions cognitives, disant qu’il faut traiter le sujet de l’I.A. en faisant attention à l’âge de ceux qui sont appelés à l’utiliser. En somme, on pourrait dire dans l’équilibre à trouver entre l’Humain et la Machine que l’I.A. doit trouver sa place, pas toute sa place mais une juste place.

En tout état de cause, l’important est de bien assurer cette place en considérant l’Humain comme Personne à la fois unique et être de relation à l’autre, ce qui signifie qu’il ne faut pas considérer comme viables des modèles qui seraient gouvernés par l’I.A. (un intervenant a parlé du monde de demain qui serait gouverné par les algorithmes…) ou qui amèneraient un excès d’usage des logiciels dits intelligents. Cela a été suggéré mais, peut-être pas avec assez d’insistance, et avec pour y faire référence plus d’utilisation de l’adjectif « humain » associé aux notions de groupe (comme par exemple l’objectif de préserver des sociétés « humaines ») que l’évocation de l’Humain comme Personne (le nom) – l’apprenant ou l’enseignant – qui finalement reste l’essentiel lorsqu’on considère l’Education.

A propos des Inégalités

Le sujet est important, et la crise Covid en a fait percevoir toute l’acuité. Comme cela a été dit plus haut, il y a encore d’énormes écarts entre les pays et à l’intérieur de toutes les sociétés. Les infrastructures, les réseaux ne permettent pas encore d’envisager sérieusement le recours à l’I.A. dans de nombreux Etats, en Afrique notamment. On aura ici évoqué une question plus générale que celle de l’I.A. et de l’Education, à savoir celle des infrastructures numériques qui est critique dans ces zones extrêmement défavorisées. Les témoignages de plusieurs intervenants (Ethiopie, Kenya et Soudan du Sud notamment) montrent l’ampleur des problèmes et font ressortir les besoins d’investissements en la matière, des besoins qui ne pourront être couverts sans l’aide internationale (financière ou non)

Inégalité entre pays, mais aussi inégalité entre Personnes : la question des discriminations était au programme des discussions, on a montré le statut encore très défavorable réservé aux femmes et aux jeunes filles dans de nombreux pays, mais, des expériences rapportées spécifiquement en rapport avec l’I.A. montrent tout le potentiel d’amélioration en la matière.

A propos des objectifs de l’I.A. au service de l’Education

Assurément, l’outil apporte beaucoup pour le développement et aussi pour la réduction des inégalités même si les obstacles subsistent ; c’est aussi un moyen d’améliorer l’efficacité et la productivité des économies. Cela a été bien mis en évidence et ici l’I.A. répond à ces objectifs dans de multiples domaines, pas seulement dans l’Education.

On a aussi parlé du Bien être auquel l’I.A? pourrait contribuer… dans et pour l’Education. Sur ce point, on pourrait trouver le propos assez court si l’on devait s’en tenir aux seuls bienfaits matériels ou économiques pour le qualifier. Il va de soi que bien d’autres choses concourent au bien-être et qu’il faudrait plus voir dans quelle mesure l’I.A. intégrée dans les systèmes éducatifs peut être un facteur d’épanouissement (terme qui a été employé) et contribuer à ouvrir des chemins d’accomplissement (qui ne se réduit pas à la seule dimension du parcours pour un emploi, quand bien même cet objectif est important). A cet égard, l’I.A. peut jouer un rôle positif, comme on l’a montré, en indiquant qu’elle pouvait, surtout chez les jeunes, servir pour mobiliser nos capacités à innover, à nous ouvrir sur de nouveaux horizons. Mais il y a aussi des limites à l’I.A., ces domaines qui lui sont sinon interdits ou du moins sur lesquels l’apport de l’Humain prime à l’évidence et où l’Education a tout son rôle à jouer : les arts, la littérature, et bien d’autres disciplines encore. Il importe de ne pas oublier ces activités et comme on l’a rappelé ci-dessus l’I.A. à condition d’être bien positionnée peut faciliter leur exercice.

A propos d’identité

Outre la distinction entre identité physique et identité numérique qui tend à faire s’opérer un glissement vers la dimension de l’immatériel et du virtuel se trouve posée la question de l’identité culturelle et partant celle de la diversité. Avec l’irruption de l’I.A. dans les modèles éducatifs, il peut y avoir une tendance à une sorte de standardisation de l’offre et, corrélativement, un risque de disparition des spécificités culturelles ou traditionnelles. Ce risque, s’il n’est pas bien maîtrisé, peut nuire à l’acceptation d’outils qui, par ailleurs, font leur preuve. De l’importance à accorder à ce sujet de l’identité dans l’élaboration des contenus.

A propos de l’Ethique de l’I.A.

L’ADG du secteur Sciences Humaines et Sociales, Madame Gabriella Ramos a présenté le contenu du rapport (provisoire) sur le projet de norme éthique concernant l’Intelligence Artificielle issu des travaux d’un groupe de 24 experts de haut niveau, éclairé par les résultats d’une large consultation.

Elle a souligné la force de cette norme en cours d’élaboration : force par l’ampleur des domaines couverts, force d’une ambition politique – la norme invitera les Etats à s’emparer du sujet – et force d’un dépassement des questions purement économiques.

L’énoncé des nombreux principes que va recommander la norme traduit une volonté d’entrer très précisément sur le terrain de l’Ethique, qui, selon les préconisations du rapport provisoire, devra être intégrée à tous les stades du cycle de l’I.A. depuis la conception des produits jusqu’à leur utilisation, avec de saines gouvernances.

A signaler, une observation que l’on peut bien relier au thème de l’Education : parmi les principes retenus, il y a celui de la sécurité et de la sûreté en lien notamment avec les précautions à prendre pour l’enfant à ne pas trop exposer au risque de la nocivité des écrans.

Elle insiste aussi sur une vision qu’il faut considérer comme appelée à être partagée mondialement, pour le bien commun, formulant ainsi une observation qui, dans son esprit, rejoint ce à quoi plusieurs participants chinois ont fait allusion en souhaitant que l’Education de demain, avec l’aide de l’I.A., puisse consacrer une « Communauté de destin pour l’Humanité ».