« Avenir de la Pensée Humaine à l’aune du Numérique » voilà en substance ce qu’a été le thème d’une Conférence d’un grand intérêt donnée en ligne le 19 mai par Renaud Laby, prêtre enseignant dans le cadre Theologicum de l’Institut Catholique de Paris.
Renaud Laby, spécialiste des questions numériques et de l’usage de ces techniques par/pour les croyants est aussi membre d’un Groupe de réflexion sur le Numérique rattaché à la Conférence des évêques de France.
D’entrée, on nous introduit dans ce monde des médias tel qu’on peut l’analyser maintenant dans son rapport aux cultures et à l’homme, avec le regard très nouveau et spécialisé de ce que, avec Régis Debray on nomme la Médiologie : « Quelle influence les Média ont-ils sur la façon de penser des hommes ? », grande question qui n’est pas nouvelle – on peut en synthétiser l’histoire (I) – mais qui, de nos jours, avec l’envahissement du numérique dans nos vies et les extraordinaires prouesses des nouvelles technologies, amène à des constats dérangeants (II), et qui, au-delà de cette Conférence, ouvre le débat sur de nombreux sujets si peu intégrés dans le monde media/numérique(III).
Le terme média est retenu comme l’ensemble des techniques ou vecteurs qui transmettent des signes, images ou sons…porteurs ou non de sens, et/ou avec une forte mobilisation de nos sens selon des combinaisons qui ont changé avec le temps.
Et l’argument développé, avec une hypothèse vérifiée dans les faits, est que, insensiblement, les médias reflètent et finalement façonnent la pensée, quelles que soient les époques, mais sans doute beaucoup plus radicalement dans le monde moderne en raison de la puissance de feu des « nouvelles technologies de l’information ».
I. Un peu d’Histoire : les Media et la Pensée ont partie liée, trois phases d’une grande évolution
On s’en tient ici à l’essentiel, avec le repérage de trois périodes bien distinctes, au cours desquelles, clairement, les média traduisent l’état de la Pensée humaine jusqu’à la façonner.
Phase 1 : la «Logosphère »
Cette période très longue s’étend de la Préhistoire jusqu’au Moyen Âge. C’est un temps ou l’échange et la transmission sont dominés par l’oralité et les images, des images qui traduisent un état d’esprit bien marqué par deux traits interdépendants : une peur du déchaînement possible des forces naturelles que l’on ne s’explique pas et le recours (secours) du divin ou du mystère (le surnaturel, le Cosmos) qui se traduit dans les représentations d’images (depuis ce que l’on trouve dans les grottes préhistoriques, jusqu’aux icônes). L’image qui n’est pas le principal moyen de communication (l’oralité domine) vient comme un complément de la Parole pour apaiser les craintes des catastrophes naturelles.
Phase 2 : la « Graphosphère »
Cette seconde étape de l’évolution naît avec la Renaissance et va jusqu’aux débuts des temps modernes (première moitié du XXème siècle).
C’est le temps des grandes découvertes. L’Homme bâtit un monde qui domestique de plus en plus la nature, qui construit, et qui donne à l’Art une toute autre dimension, avec, en cohérence avec les progrès de la science et des techniques, une dominante de parfaite réplique de la nature et de la représentation des choses (on invente la perspective) et des corps. L’Homme véhicule artistiquement et culturellement l’image d’une maîtrise du réel, un réel qui incorpore bien la nature. L’invention de l’imprimerie joue ici un rôle essentiel pour diffuser ce nouvel état de la Pensée, plus logique, construit, analytique où la large production et diffusion de textes imprimés contribue à une évolution radicale de la sphère de nos intelligences et de nos rapports au Monde.
Phase 3 : la « Vidéosphère »
Cette troisième période commence au milieu du XXème siècle et pour l’Europe plutôt vers les années 70 avec deux révolutions, celles de 68 et l’arrivée de la TV en couleur… C’est l’ère du JT puis tous les développements qui s’en sont suivis avec l’explosion de l’offre télévisuelle, les réseaux sociaux et l’usage intensif des vidéos : une révolution technologique et sociétale aux multiples effets dont bon nombre sont préoccupants quant au rapport que l’Homme entretient avec le Monde.
Chacune de ces périodes est dominée par des « marqueurs symboliques » qui influencent fortement la Pensée : la Croyance (logosphère), la Logique de la connaissance, de la science (graphosphère), l’Evènement (la Vidéosphère).
Deux autres remarques à retenir de ce premier thème introductif : les différentes sphères mises en évidence ne sont jamais trouvées strictement définies. Il y a à considérer qu’elles ont interagi au fil du temps.
S’agissant du temps présent, celui de la videosphère, on fait remarquer que si les réflexions présentées lors de cette Conférence avaient été élaborées avant la crise Covid-19, elles n’ont pas appelé à être modifiées du fait de la survenance de la pandémie et de ce qui s’annonce pour l’avenir.
II. L’emprise du Numérique sur la Pensée contemporaine : constat
Clairement, les Médias numériques que l’on utilise massivement et parfois de manière addictive, ont de sérieux impacts sur nos modes de pensée, et cette situation est préoccupante à de nombreux titres :
- Avec la possibilité d’accéder partout à toutes les informations, sans effort ni discernement on tend à perdre notre sens critique.
- Le déferlement des images ou des messages amène à avoir de plus en plus de mal à comprendre, tout finit par se valoir, se juxtaposer pour donner une représentation du monde de plus en plus floue ou confondante, le relativisme et des vues éclectiques tendent à s’imposer.
- L’image supplante le commentaire ou le discours, la réalité est réduite à l’image, paradoxalement l’utilisation abusive des outils numériques peut amener à ainsi éloigner du réel, à prendre ce qu’on voit pour le réel (les Média sont le message, la vérité, et finissent par induire une vision de l’Homme). C’est la grande idée de Mac Luhan qui se confirme de plus en plus.
- L’image de plus en plus exploitée voire manipulée pour produire des effets conformes à ceux qui les produisent jouent sur les ressorts de l’émotion avec de possibles conséquences gravement négatives.
- Autre fait patent, et que l’on doit bien relier avec ce qui vient d’être indiqué, l’abondance des images que l’on consomme complaisamment, au lieu d’éclairer, complexifie, trouble le regard que l’on porte sur le Monde et expose au scepticisme ou, au contraire à la crédulité ou au conditionnement.
- A certains égards, la facilité d’accès à l’information, la fluidité du courant des nouvelles illustrées par les vidéos qu’on consulte à tord et à travers finissent par créer une atmosphère « soft », on est abreuvé et on regarde passivement, on risque sinon un endoctrinement, du moins une docilité.
- Toujours sur les effets de la surinformation souvent scénarisée en ou par l’image, avec la quantité de données véhiculées souvent de façon indifférenciée (tout en séquentiel, avec un déroulé non hiérarchisé). On a quatre éléments qui produisent leurs effets dans les esprits : les images ignorent les oppositions, les nuances, les grandes idées universelles et le temps longs.
- Elles montrent les choses souvent à l’envi, mais pas les idées, elles ont une incapacité à véhiculer l’abstrait.
Tous les phénomènes que l’on vient d’inventorier sont des risques potentiels susceptibles de toucher plus particulièrement les Jeunes qui peuvent s’enfermer dans de la consultation/consommation passives… Et ainsi leur faire perdre le sens et la valeur de ce que peut représenter un engagement : on devient alors un simple spectateur du Monde, un spectateur désengagé (le contraire de ce à quoi appelait Raymond Aron NDLR).
Finalement, dans un tel univers alimenté par ce qu’on pourrait appeler un bombardement numérique, on risque de voir s’imposer une pensée plate, (Est-ce alors une Pensée ? – NDLR) et on s’expose au risque ne plus savoir juger d’autant plus que le déferlement d’informations (images à jet continu) empêche de se concentrer ou de prendre du recul surtout si, comme c’est souvent le cas, on ne cesse d’être « en ligne » ; on ne trouve plus matière à un développement linéaire, articulé des Pensées : le kaléidoscope des images et des messages qu’elles sont supposées traduire évacue bien souvent le raisonnement ou la qualité du débat.
Tout ce que l’on vient d’énoncer comme éléments caractéristiques de ce monde de la vidéosphère est marqué du « sceau » du présentisme : le temps est aboli, on suit les évènements en temps réel, et finalement on s’attache exclusivement ou principalement aux faits et gestes, images et mots de l’instant, et ce faisant on s’abstrait du passé. Cela libérerait l’esprit pour s’ouvrir à la nouveauté (nouvelles idées, innovations techniques etc.) une idée positive que défendait Michel Serre, et qui comporte une part de vérité, mais rien n’est aussi clair. Le fait est, qu’avec le numérique, le Passé risque de perdre de son importance, ce qui n’est pas une bonne chose. Quant à l’avenir ouvert et radieux que l’on suggère ici, il n’est pas assuré : faute de capacité à bien juger, à savoir faire preuve d’esprit critique, on doit s’interroger sur le risque de ne plus savoir bien définir une éthique des innovations. Ce dernier point a été particulièrement souligné par le Père Lauby dans sa conclusion, en en évoquant les innovations incessantes et oppressante de l’intelligence artificielle et des algorithmes, qui pourraient constituer les deux grandes composantes d’une quatrième ère ,celle que d’aucuns appellent l’hypersphère du numérique.
Après le temps de la Pensée Magique (logosphère), celui de l’Esthétique et de la logique (graphosphère), vient donc ce nouveau monde du numérique et de la communication via les Vidéo qui se distingue des précédentes époques au travers de trois révolutions : on est plus du tout en rapport avec la Matière (1), on donne la fausse impression d’être de plus en plus dans le réel (le direct, la couleur)(2) et on fonctionne en mode temps réel et rien qu’en temps réel, selon le cours des Évènements, qui se succèdent sans logique particulière, si ce n’est qu’ils font émerger la dominance du visuel et la dimension de l’éphémère : l’évènement survient puis passe, éliminé par le suivant et ne laissant plus de trace (en tout cas pour celui qui le regarde). C’est le règne de l’éphémère… de l’obsolescence, de l’effacement des mémoires, les Archives semblent condamnées à disparaître.
A propos des critiques sur les risques du Numérique pour influencer et fausser nos Pensées, a été cité un philosophe italien, Raffaele Simone, qui s’est tout particulièrement intéressé aux risques du web pour l’Ecole (risque de ringardisation) et la démocratie (propagandes, propagation de fausses nouvelles, décrédibilisation de la démocratie représentative)… et finalement le risque pour l’Intelligence Humaine de se trouver complètement absorbée par le ressort de la spontanéité, et à ne plus être capable d’écoute et d’assimilation dans la durée, de discours déroulant une pensée linéaire et synthétique avec l’intégration simultanée de plusieurs composantes. Michel Serre relevait ce point sans en concevoir une vue critique. Pour lui, simplement, les nouvelles technologies prennent en charge des fonctions qui autrefois nous accaparaient beaucoup (mémorisation de savoir par exemple), et, en technophile qu’il était, il voyait là un allègement utile pour ouvrir de nouveaux chemins. Nos cerveaux seraient plus libres pour produire des actes intelligents…
III. L’Interpellation que nous adressent ces changements substantiels : quelques éléments de commentaires en conclusion
Il y a manifestement de graves menaces avec l’irruption du numérique dans nos vies dès lors qu’on en ferait (fait) un usage excessif et parfois addictif. R Lauby nous aura bien introduit à cette problématique « disruptive » et dangereuse, et le constat qu’il nous aura produit résonne un peu comme un avertissement, il appelle à répondre de façon appropriée à toutes ces menaces de déformation préoccupante de nos Pensées (nos modes de Penser mais aussi leurs contenus). Cette Conférence n’avait pas pour objet de traiter de la question « Quelles réponses donner aux interpellations que nous adresse le monde des Média et du numérique ? »… Mais, elle aura eu le grand mérite de les susciter.
A cet égard, on voit que manifestement beaucoup de ces réponses devront passer par le truchement de l’Education qui devra confirmer ce que signifie pour elle les notions essentielles que sont : la Transmission des Savoirs, la Méthode des Enseignement et les modes de diffusion et donner toute son importance à la Confiance qu’il nous faut avoir dans de bons éducateurs, au sein des Familles comme à l’Ecole.
On pourra aussi remarquer le grand absent des propos tenus, absence qui n’est pas étonnante au regard de ce qui est le cœur du numérique (consommation d’images, mobilisation d’émotions face aux sollicitations des écrans) : tout ce qui relève du spirituel, de la méditation, du recueillement.
En revanche, le point a été évidemment évoqué mais non développé, la question économique est très importante, c’est un sujet à la fois prosaïque et idéologique, mais ici on dépasse largement le champ que visait la passionnante réflexion qui nous a été produite sur la Pensée Humaine et les Média à l’heure du numérique.
IV. Un développement très spécifique sur un sujet d’actualité : le sens de la prière et des messes partagées en ligne, évidence des lacunes du Numérique
En réponse à une question posée en ligne, R Laby a été très net : aucun artefact numérique ne peut remplacer ce qu’apporte une participation physique aux messes, dont l’eucharistie ne peut être partagée à distance ; dans le même esprit, il n’y aurait aucun sens à organiser une adoration du Saint Sacrement au vu d’une simple capture d’écran, photo d’un ostensoir.
Tout ne peut être renvoyé au monde du virtuel, et tout particulièrement ce qui relève du spirituel et du sacré (NDLR) ?
V. Autres Questions posées
Que penser des machines qui « apprennent par elles-mêmes » ?
D’abord se dire que c’est quand même fait par l’Homme (tout comme les systèmes d’Intelligence Artificielle – NDLR)… mais il peut y avoir quelque chose de troublant quand des résultats sont produits et qu’on ne sait pas (ou plus) comment ils sont produits : cela pose clairement le rapport de l’Homme à la Machine qu’il faut savoir maîtriser
Et la Conscience, à quand des machines qui auraient une Conscience ?
On en est loin, mais il faut rester vigilance, on parle de pilotes d’avion qui seraient complètement « pilotés » par les systèmes embarqués.
Que dit-on de nos sociétés marquées par l’accélération des innovations techniques sous l’angle de la Culture : quelle vision à transmettre, les valeurs, les principes face à cette technicisation du Monde ?
De fait il y a une vitesse d’évolution des techniques impressionnante, notamment dans le domaine de la génétique.
Les Philosophes ont du mal à suivre, ou à adapter leurs discours, sur la Transmission, les valeurs fondamentales. Il est très important qu’avec notamment les anthropologues mais pas seulement, ils trouvent et énoncent des réponses.
Au-delà des systèmes d’idées, l’autre sujet fondamental qui se rattache aux questions du fonctionnement de nos sociétés (nos pratiques sociales, scientifiques, techniques, nos mœurs), concerne l’Ethique, les progrès techniques ne doivent pas s’opérer abstraction faite des questions éthiques qu’ils génèrent avec une acuité grandissante, et pour reprendre les termes de notre conférencier, « cela va bien au-delà des thématiques de la PMA et de la GPA », le sujet est « énorme », puisqu’aussi bien il s’agit de considérer d’éventuelles dérives qui aboliraient définitivement la Pensée de l’Homme pour lui substituer un nouvel univers pensant, celui de la machine.