Quatre philosophes nous donnent chacun avec une grande originalité une analyse des trois sujets sensibles soumis à leur appréciation. Une invitation à réfléchir aux ressorts de l’humain à l’aune de la crise avec d’intéressantes références à d’autres philosophes de l’antiquité jusqu’à nos jours. De la reconnaissance de nos fragilités et de l’importance de la relation à l’autre pour savoir faire face au mal et à l’incertitude.

Tanella Boni : Philosophe de l’université Houphouët-Boigny d’Abidjan

Premier point à relever : un fait évident, le monde (en fait une partie seulement) a eu peur et a été affecté par beaucoup de défiance, d’anxiété.

Beaucoup d’éléments ont provoqué des chocs de tous ordres, amenant parfois à une sorte de psychose : le constat qu’on avait tiré aucun enseignement du passé, une virulence de la pandémie contrastant souvent avec la faiblesse de l’organisation mise en place pour la combattre dans certains pays, parfois des propos irresponsables tenus par certains politiques, des polémiques, la désignation de bouc-émissaires, des informations confuses ou fausses.

La radicalité des mesures prises au titre de certains confinements a elle aussi nourri cette peur en créant une impression de vide (la solitude, l’isolement), en rompant les habitudes de nos vies quotidiennes, en faisant perdre tous nos repères sans lever les incertitudes.

Comment faire face à de telles inquiétudes ?

Des réponses proprement philosophiques peuvent être données : appel à la sagesse, à garder une certaine constance, cette égalité d’humeur dont parlait Sénèque. N’est ce pas hors de portée ? Sans doute est-ce difficile dans certains cas, mais on ne doit pas sous-estimer la force que l’on peut trouver en prenant sur soi, en mobilisant les ressources de nos intériorités, en faisant la part des choses face aux remous que provoquent la frénésie des médias (et surtout les réseaux sociaux).

Il y a évidemment une grande variété de rapports à la peur selon les personnes (leur âge, leur éducation, leur situation matérielle, leurs croyances etc.), mais il existe des moyens adaptés au cas de chacun qui sont de nature à atténuer ces situations de peur ou d’angoisse qui tétanisent les gens et à obtenir ainsi une résilience salutaire des personnes elles-mêmes et, partant, des sociétés. On peut ainsi redonner donner du courage à ceux qui perdent espoir, et retrouver la confiance.

La lecture est un de ces moyens, mais le sont beaucoup plus la parole et tout ce qui permet d’entretenir des dialogues associés à des actes, qu’il s’agisse d’actes où l’on est partie prenante ou d’entreprise dont on est témoins et qui révèlent des dynamiques positives et collectives, sources de progrès : des coopérations, des collaborations, de l’entraide et toutes initiatives fondées sur des relations humaines en vue de reconstruire ce que la pandémie a pu endommager, retrouver ses repères. Il y a urgence à agir de la sorte, mais rien n’est simple, et cette restauration pour un retour à meilleure fortune demandera du temps.

Luc Foisneau (Professeur Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Directeur recherche CNRS)

Cet expert de « l’exégèse » de Hobbes a montré en quoi ses écrits pouvaient aider à comprendre les ressorts humains sous-jacents aux pandémies, sachant que ce grand théoricien de l’Etat et du « contrat social » a vécu en son temps une épidémie de peste qui avait frappé Londres.

Le témoignage de Hobbes tend à montrer qu’il n’y a rien de radicalement nouveau : si d’aucuns parlent de possibles changements de régime anthropologique qui découleraient de la crise Covid – si ce n’est la gravité de la présente situationune comparaison avec l’épisode londonien d’il y a plusieurs centaines d’années fait ressortir les mêmes réactions : dans de telles conditions, la Peur est toujours ressentie avec une grande intensité et la même impression que l’on doit pouvoir surmonter le mal avec une grande coercition mais sans savoir vraiment ce qu’il en est car subsiste toujours une grande incertitude.

Dans de tels contextes, toutes les relations et les actions sont affectées (politiques, sociales, internationales) avec comme dominante  la crainte de l’autre ; on se distancie plus par intérêt que par amour de l’autre, il y a une défiance généralisée qu’il faut combattre pour sortir d’une phobie de la mort, et c’est là qu’intervient l’Etat dont le rôle va être de restaurer la confiance et faire se dissiper une peur généralisée qui est d’ordre existentiel ; c’est à cette fin qu’il intervient en fonction de son appréciation des risques par des mesures normatives, législatives d’application universelle (tous à égalité) qu’il lui faut rendre crédibles avec, au besoin, des initiatives fortes, éventuellement coercitives et la nécessité d’une coordination bien pensée d’actions suffisamment convaincantes.

Pour conclure, l’orateur tire des observations de Hobbes à propos de la pandémie un jugement qui reste d’actualité : l’Etre humain est craintif, c’est sa nature, le virus ne le rend pas plus craintif qu’il n’est, il révèle simplement sa nature et c’est ce qui amène à justifier le rôle éminent que doit jouer l’Etat pour faire face et préserver la société des méfaits de la Peur. En cela (réponse à une question posée), Hobbes en privilégiant la dimension du politique en rapport avec le citoyen se distingue de Albert Camus pour qui, dans son roman La Peste, le salut doit venir avant tout de l’humain qui doit prendre sur soi pour sortir de son effroi malsain.

Hartmut Rosa (Sociologue et Philosophe de l’Ecole de Francfort)

Pour reprendre ce que disait Merleau-Ponty, les philosophes aident à réfléchir à l’Etre humain qui est du monde et dans le monde, et c’est dans cet esprit que l’on peut aborder la question de la pandémie tant cette crise nous trouve interpellés dans nos rapports au monde : la peur survient avec le risque de mourir (nous sommes du monde) et une complète remise en cause de nos modes de vie et organisations (nous sommes dans le monde et on est amené à nous en extraire ). La Science et les Technologies sembleraient de nature à rassurer, mais subsiste un certain doute, et ce qu’on pensait pouvoir bien maitriser le semble beaucoup moins, ce petit virus que l’on ne connaissait pas -ce petit monstre pour reprendre le terme employé par l’intervenant-, va sans doute induire beaucoup de remises en cause, il y a un combat à mener pour reprendre le contrôle de la situation. Les situations sont diverses et les réponses données par les Etats diffèrent mais tous ont le même souci, la même volonté de faire face.

Et s’il y a des différences, Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une crise mondiale, qui appelle à penser la mondialisation autrement que du temps d’avant, ce temps où l’on pouvait croire à une modernité garante de progrès, et donnant à penser que l’on pouvait maîtriser les grands risques, risque nucléaire, risque climatique par exemple. Cette fois-ci, avec la crise du covid, le risque s’est matérialisé sur une grande échelle, il bouleverse toutes les structures et expose singulièrement les régimes politiques démocratiques qui peuvent sembler impuissants à contrôler efficacement de telles situations.

Quelles configurations pourraient finir par prévaloir ?

  • Il y aurait celle d’une organisation quelque peu totalitaire, qui afficherait comme objectif : un contrôle absolu des risques, mais cette option est vouée à l’échec, elle est illusoire.
  • L’autre approche, est celle qu’on pourrait qualifier de plus réaliste et qui, pour tout dire, traduit une confiance en l’homme ; elle est celle qui parie sur une capacité à gérer pragmatiquement et efficacement les situations de crise en misant sur les coopérations, l’entraide et une disposition à se préparer aux inévitables mutations qui surviendront sans qu’on puisse forcément tout prévoir. Il faut nous résoudre, en effet, à l’idée que nous ne pouvons pas tout contrôler ; c’est toute la difficulté que l’on aura à surmonter pour envisager une nouvelle normalité après le temps de la crise du covid, mais qui ne doit pas susciter la crainte de cet avenir là si l’on veut bien souscrire à ce que Hannah Arendt, disait : « on est pas obligé de faire comme avant – (NDLR de fait tel ne sera pas le cas),on a la capacité à faire naitre le nouveau et oublier l’ancien », reste tout de même dans nos sociétés comme Gramsci l’avait souligné, une part d’inquiétude lorsqu’on passe d’un monde ancien à un nouveau monde.

Julian Baggini (co-fondateur et éditeur en chef du magasine The Philosopher)

On peut d’abord faire un constat : on apprécie mal les risques, et cela conduit à des erreurs d’appréciations ; les exemples abondent à l’appui de cette idée simple et la crise covid en est la dernière illustration, c’est ce qui conduisait Jean-Paul Sartre à se méfier de « l’espoir » ; cela doit-il conduire au pessimisme ? Non ! nous est-il dit, mieux vaut de parler de réalisme, et être toujours conscient que lorsque nous agissons nous ne sommes jamais sûr de l’issue : ne pas avoir l’espoir irréaliste, pour ne pas être déçu, être réfléchi en somme pour ne pas souffrir sous le coup des émotions, voilà le bon état d’esprit qu’il faudrait avoir… Hélas, tel n’est pas souvent le cas, la Raison ne l’emporte pas toujours et elle a vite fait de s’effacer face à l’opinion, c’était l’idée de John Swift qui ne croyait pas à l’homme rationnel capable de se corriger avec l’aide de la raison : c’est en temps de crises grave pareilles à celle du covidqu’on perçoit cette difficulté que nous avons à « faire usage » de la raison dans un contexte si peu favorable pour faire émerger une pensée ou des raisonnements sages de nature à apaiser.

Comment faire pour éviter les débordements, maîtriser les emportements déraisonnables ? Pour M Baggini, on peut trouver quelques bonnes pistes chez Aristote dans ses réflexions sur la rhétorique, que l’on peut ramener à une idée simple, à savoir qu’il faut ne pas s’en tenir à la seule raison pour justifier nos actions dans des contextes difficiles, il faut savoir articuler trois principes ou dit autrement combiner harmonieusement les valeurs des trois dimensions qui structurent la Personne : celles du logos (les arguments de la raison), le pathos (les sentiments, les émotions) et l’ethos (l’attention à l’autre, la confiance en l’autre).

Dans ces démarches à dimension multidimensionnelles, l’énonciation de ce qu’on fait (par exemple en tant que décideur) est très importante : il faut une expression respectueuse, claire et convaincante qui donne à espérer. A ce prix, tout problème peut trouver une solution.

Avec cet outil d’analyse, notre intervenant a situé sur une illustration très parlante où étaient entrecroisés les trois univers précités les « dominantes » de personnalités connues expliquant ainsi assez bien leurs succès ou leurs échecs.

Autre application de la méthode, son application aux experts, et notamment les universitaires ou autres chercheurs porteurs patentés de la raison : ils peuvent susciter sinon le rejet du moins une certaine méfiance s’ils n’ont qu’à offrir leurs modèles et leurs statistiques, leur science par trop détachée du monde, ce qui n’est pas souhaitable en temps de crise.

L’important, singulièrement lors de périodes de fortes tensions, est de savoir échanger avec la compréhension de l’autre, le respect mutuel, la simplicité d’une conversation : c’est David Hume, un autre philosophe, qui se référant aux « salons des Lumières » appelait à cultiver cet art de la conversation.


Lire l’entretien avec Edgar Morin