C’est sous cette appellation « Anthropologie numérique » qu’un nouveau projet a été lancé le 24 septembre ; il s’inscrit bien dans l’esprit et la stratégie de l’UNESCO qui cherche à mieux appréhender les effets des nouvelles technologies sur les domaines qui relèvent de sa mission.

Deux heures d’échanges ont permis de bien clarifier l’objectif visé avec la participation de plusieurs spécialistes venant notamment du monde universitaire américain ; James Ingram – dirigeant-cofondateur d’une organisation américaine à but non lucratif dédiée à l’observation des technologies dans les sociétés (Liiv) – a assuré l’animation de la discussion. Une discussion menée sous forme de contributions spécifiques, notamment celle de Gillian Tett, journaliste du Financial Times, et anthropologue de formation, ou de dialogues vivants et organisés en ligne de manière très moderne (chat, brainstorming, avec recours à un logiciel « Remesh » utilisant de l’IA pour faire ressortir en temps réel les avis de « la salle virtuelle »). Madame Ramos, adjointe à la Directrice générale en charge du secteur SHS (Sciences Humaines et Sociales) a été très présente dans le débat pour rappeler le rôle qu’entend jouer l’UNESCO en rapport avec les nouvelles technologies du numérique et répondre à certaines des questions qui ont été posées. On aura aussi noté une brève intervention du responsable du Programme MOST (Monitoring of Social Transformation) auquel se rattache le projet.

On se propose ci-après de récapituler les principales idées qui ont retenu notre attention et, en conclusion, de faire part de certaines observations.

Les points saillants

Une question de définition 

Conscients de la particularité du titre donné au projet, les intervenants ont insisté pour dire qu’il s’agissait bien d’anthropologie, avec le rappel de ce qui en constitue la substance, à savoir analyser les comportements humains, étudier les effets des grandes innovations sur les choix et les priorités qui peuvent radicalement changer avec leur apparition ; en ce sens, l’ajout du qualificatif numérique vise simplement à intégrer dans cette discipline l’étude des bouleversements économiques, sociaux et sociétaux qu’opèrent, pour et sur l’humain, l’irruption et l’emprise éventuelle des nouvelles technologies.

L’ambition du Projet

Le projet qui ne fait que commencer devrait s’étaler sur quatre ans, il vise prioritairement à apporter une aide aux gouvernements et aux autres décideurs publics pour les éclairer et les aider à définir et mener des politiques publiques responsables, prenant pleinement en compte la dimension du numérique au service de toutes les initiatives prises en rapport avec l‘agenda 2030 et les objectifs de développement durable au delà même de cette échéance. Dans une large mesure, il s’agit de sensibiliser, faire prendre conscience des enjeux que recouvre la révolution qui se joue au niveau du Monde et permettre de rester à la hauteur des défis à relever face à une transformation qui s’accélère et à la large diffusion d’outils nouveaux impactant profondément l’organisation de tous tous nos échanges. A certains égards, cette nouvelle initiative de l’UNESCO peut être vue comme un prolongement ou une amplification des réflexions jusqu’à présent menées au titre du chantier « norme éthique pour l’Intelligence Artificielle ». Il y a en tout cas avec ce nouveau projet une confirmation des ambitions qui sont celles de l’UNESCO sur le terrain des nouvelles technologies.

Cette ambition a été bien traduite dans les propos tenus : il sera question d’élargir les regards (idée d’une panoptique), élever la réflexion au niveau du sens des transformations engagées et bien saisir l’incomplétude des apports de ces nouvelles technologies au regard des besoins de l’humain.

Dans l’exploration qui commence, il est jugé important de combiner « les mondes », celui des traditions et celui du numérique, du réel et du virtuel, du physique et de l’immatériel. Rien ne doit être négligé, il ne faut pas essentialiser mais au contraire, au travers de débats, avoir une grande Conversation où l’on pourra avoir des approches multidimensionnelles enrichissantes sur ce que deviennent les valeurs sous l’effet des innovations, sur les facteurs et les ressorts des évolutions, les promesses qu’elles annoncent mais aussi sur les menaces et les dommages qu’elles peuvent causer.

Les acteurs-partenaires

Pour un exercice qui par nature sera interdisciplinaire, l’objectif est d’associer les nombreux acteurs concernés ; ainsi ont été mentionnés au premier chef les gouvernements et décideurs publics, les législateurs et aussi au delà de la sphère des pouvoirs publics, les dirigeants,les chercheurs, les prescripteurs d’opinions, les concepteurs et codeurs des systèmes ou des algorithmes… A noter qu’il n’a pas été fait mention de la Société civile ou des ONG, mais le partenariat qu’entendent promouvoir les porteurs du projet ne manquera certainement pas de les associer d’une façon ou d’une autre.

Quelques idées relevées

Très grande insistance sur deux problématiques : le respect des Cultures et l’importance à donner aux analyses contextuelles.

  • Sans entrer dans les détails, tout en reconnaissant les immenses progrès générés par le numérique qui nous fait entrer dans une « nouvelle ère », on a bien fait remarquer qu’on était dans des « temps troublés » et que, dans l’analyse à mener, il y aurait lieu de traiter les « comportements problématiques » liés à l’utilisation des nouvelles technologies.
  • Bien entendu, conformément aux orientations et missions de l’UNESCO, le projet s’attachera à bien mettre en exergue les questions touchant aux inégalités, à l‘inclusion, à l’éthique, la paix.
  • D’ores et déjà, comme anthropologues, plusieurs orateurs ont souligné qu’il fallait se garder d’entrer dans des approches excessivement quantitatives et considérer avec prudence les questions touchant aux modèles ou la modélisation des données.
  • Dans le même esprit, il a bien été dit que « les data » sont à traiter pour ce qu’elles sont, à savoir de simples enregistrements qu’on doit traiter là aussi prudemment, pour éviter des atteintes soit à l‘intimité des personnes soit aux identités culturelles ; on ne saurait à cet égard, par exemple avec des systèmes d’IA intégrant mal les données, déformer ce qui constitue l’essence des sociétés, avec leurs relations sociales et leurs sentiments d’appartenance.
  • Toujours à propos de culture et des communautés culturelles, mais le sujet concerne d’autres domaines, on a mentionné parmi les préoccupations à avoir, celle des biais (culturels mais aussi sociaux) dont il faut relever le risque dans l’élaboration des programmes informatiques ou algorithmes.
  • Les intervenants ont bien suggéré qu’il ne s’agissait pas de voir l’approche envisagée comme une rupture, pour capter ce qui est à considérer comme une évolution comme il y en en a eu d’autres par le passé, l’anthropologie aura ici toute sa pertinence avec ses méthodes et ses outils d’analyse qui seront adaptés aux nouveaux environnements à explorer sans les revoir dans leurs fondements
Questions posées
  • Quel rôle peuvent jouer les ambassadeurs (sous entendu sans doute les ambassadeurs délégués à l’UNESCO) ?
  • Quels outils seront utilisés pour mener le projet ?
  • Quelle est la ligne stratégique poursuivie ?
  • L’anthropologie numérique est elle une Science, est ce une nouvelle discipline ?
  • Qu’apporte de très spécifique l’anthropologie ?
  • Comment , vu par un anthropologue numérique, peut-on expliquer l’échec de certaines politiques publiques ?
  • Comment voit-on l’influence des réseaux sociaux sur les politiques ?
  • Que peut faire l’UNESCO sachant tous les impacts (sociaux notamment) du numérique ?

En conclusion, quelques autres observations

On pourra d’abord souligner que la teneur du projet résonne un peu comme un écho au Forum que le CCIC a organisé récemment sur la mutation du monde sous l’effet des nouvelles technologies.

Malgré tout l’intérêt de cette discussion introductive, les propos tenus sont restés au stade des généralités, mais peut il en être autrement lorsqu’on ne fait qu’entamer l’exercice ?

Cela étant observé, on aurait gagné à plus mettre en évidence des sujets qui n’ont pas été ou qui n’ont été que très peu mentionnés, comme par exemple les questions touchant aux relations humaines (on préfère parler d’interactions, d’interfaces, de connexions), à la Personne…

Il y a tout de même deux ou trois points que certains intervenants ont bien pointés comme essentiels : parler de la Vie des gens ( au sens de vie quotidienne), la question du sens a été brièvement abordée ainsi que la nécessité du maintien d’une certaine forme d’incarnation dans un monde qui tend à cultiver de plus en plus le virtuel.

Dernière observation, à ne pas surestimer mais tout de même symptomatique d’une certaine modernité, au delà du seul inconvénient des échanges en ligne : l’exercice de brainstorming avec le logiciel Remesh (utilisé ici pour recueillir et partager des avis, comme le fait maintenant assez couramment l’ONU) permet des consultationss et collectes d’avis en temps presque réel auprès de groupes de participants qui peuvent être nombreux. C’est ingénieux, puissant à certains égards, séduisant….mais si les réactions à chaud ont un certain mérite, celui de la spontanéité, elles ont aussi leurs limites.C’est un peu ce dont on a été le témoin, mais ici, l’objectif n’était pas de donner une place prédominante à cet exercice numérique.

Au total, cette présentation/discussion n’a pas manqué d’intérêt, l’initiative peut être saluée, maintenant tout reste à bâtir, on gagnera à en suivre le développement.