UNESCO, le 3 décembre 2019. Dix intervenants aux profils très différents : représentants des délégations du Niger et du Mali, Commissaire scientifique du Musée de l’Homme, Chargée de recherche auprès de l’Institut de recherche URMIS de Nyamey, le Président de l’ONG Matins du Soleil, l’ancien Ministre des Affaires étrangères – M Hubert Védrine, et deux représentants du secteur Sciences Humaines et Sociales (SHS) – Mme Angela Melo et M John Crowley. Diversité d’angles de vue sur un phénomène complexe, insuffisamment analysé, ambivalent, objet de crispation, source de tensions, de malentendus. Événement animé par M Serge Moati.

Introduction – Mme Angela Melo, Directrice-déléguée SHS

La question migratoire est omniprésente dans un monde en mutation. Le dérèglement climatique, la pauvreté, les tensions sociales voire les guerres, sont à l’origine de mouvements de population qu’entretient l’espoir souvent déçu d’une vie meilleure, des mouvements qui s’opèrent avec de multiples effets dramatiques pour les migrants (partant au péril de leurs vies, exploités par les passeurs etc) ou perturbateurs dans les pays de destination (montée de la xénophobie, peur de l’étranger). Il y a pour les pays de départ comme pour les pays d’accueil d’énormes défis à relever (aide au développement, aide humanitaire, politique publique) et sur une matière aussi sensible, l’UNESCO peut éclairer les débats, aider à mieux comprendre les problèmes et à trouver des solutions en mobilisant les ressources des Sciences Sociales au travers de dialogues avec le Politique et la Société. L’idée est de trouver de bonnes réponses aux questions qui se posent, au travers d’approches mieux conçues, plus globales et qui soient à la hauteur de la complexité d’un phénomène (les migrations) qui ne saurait se ramener à la seule dimension de la sécurité et qui ne peut être considéré comme intrinsèquement néfaste dès lors que certaines conditions sont remplies.

Combattre l’immigration illégale – Mme Amina Dako, Première Conseillère de la délégation du Niger

Face à une situation qui s’est aggravée avec la totale désorganisation en Lybie, le gouvernement s’est engagé pleinement, avec l’aide de l’Union européenne pour lutter contre les sorties illégales, avec organisation d’un centre de régulation des flux et intensification de la lutte contre les passeurs.

Nécessaire discipline – M Ommar Keita, ambassadeur délégué auprès de l’UNESCO du Mali

Historiquement, il y a toujours eu des mouvements de population : c’est pour ainsi dire culturel, on considère que cela apporte à la personne. Mais cela devient moins vrai lorsque les mouvements sont contraints et désordonnés. La libre circulation ne peut être érigée comme un principe absolu si celui qui part n’a pas de projets et si, d’une manière plus générale, les flux de population ne permettent pas de générer des gains mutuels : c’est l’esprit du Pacte de Marrakech, et c’est dans ce sens que doivent être menées les actions publiques. Mais Partir ne doit pas être vu comme l’unique option pour celui qui espère un meilleur avenir. De ce point de vue, on ne peut que se féliciter du rôle que jouent certaines ONG (ex : les Matins du Soleil dont l’objet est précisément de mener des actions concrètes auprès des populations pour les aider à mieux vivre chez elles et ainsi les rendre moins attirées par les hypothétiques « Eldorado de l’exil« ). Dernière observation à propos de l’apaisement qui doit être systématiquement recherché, en matière de traitement des migrations : le migrant doit se conformer au droit des pays d’accueil.

Regard historique sur le long terme – Mme Evelyne Heyer, anthropologue (Musée de l’Homme)

Exposé très clair mais ici on sortait de la réalité d’aujourd’hui pour évoquer les flux migratoires du passé, et d’un passé très lointain avec la reconstitution très résumée des migrations qu’a toujours connues notre Humanité. A partir d’une carte, et en remontant très loin dans le temps (dizaines voire centaines de milliers d’années), on montre que l’espèce humaine a connu des mouvements considérables sur de très longues distances, d’Afrique vers l’Europe notamment, mais des mouvements ont été repérés jusqu’en Australie.

Ces mouvements pouvant s’expliquer de diverses manières (passage de la chasse-cueillette à l’agriculture, ou curiosité) se sont accompagnés de mélanges et ont induit des adaptations physiques (changements de température ou d’altitudes).

Sur les périodes plus récentes, on peut aussi discerner des différences avec des migrations accompagnées ou non de retour.

Autre particularité observable dans certains pays, avec des migrations sur de courtes distances, liées aux mariages avec les deux cas possibles : la femme migre vers le lieu où réside l’homme, et l’inverse.

Rester réalisteM Hubert Védrine, Ancien Ministre des Affaires étrangères

Intervention très claire, elle aussi, mais cette fois-ci complètement ancrée dans la réalité du moment : si on ne sait rien des conditions dans lesquelles se sont opérées les flux migratoires il y a des dizaines de milliers d’années, de nos jours, nous rappelle l’ancien ministre, il faut bien se rendre à une évidence factuelle : les migrations sur longue distance sont des chocs, avec souvent beaucoup de violence, et dans les pays d’accueil le sujet fait débat, souvent rudement.

L’idée que défend une ONG comme Matins du Monde est « formidable » : « Aider les populations à mieux vivre chez elles » (avec le sous-entendu qu’il est préférable, bien souvent, de rester dans son pays d’origine plutôt que de viser un improbable mieux être au loin). C’est une idée parfois trop oubliée en Europe nous fait-on observer.

Une conviction est aussi exprimée qui n’a rien de très diplomatique mais qui se fonde sur une analyse lucide des réalités : tous les arguments donnés pour appuyer un principe de libre circulation des personnes ne tiennent pas s’ils sont érigés comme un absolu. Aller dans cette direction, c’est s’assurer créer des problèmes insolubles, et mettre en risques les personnes qui s’engagent dans l’aventure migratoire. Une vue réaliste des choses amène inévitablement à préconiser des politiques publiques engagées : il faut gérer les flux, les contrôler, les maîtriser à tous les stades : pays de départ, pays de transit, pays de destination. Au niveau des pays d’accueil, il est souhaitable d’organiser une immigration choisie (les quotas), ouvrir inconsidérément est contreproductif : ce serait jouer contre les légitimes candidatures de migrants demandant à bénéficier du droit d’asile.

En réalité, il faut traiter la question de l’immigration de façon équilibrée en évitant les deux extrêmes (tout ouvrir ou tout fermer), qui sont deux options mortifères, à cause du laxisme dans le premier cas et d’une inflexibilité cruelle dans le second.

Pour éviter les polémiques qui peuvent très vite surgir, il ne faut pas céder aux pressions des âmes charitables, de ceux qui veulent culpabiliser les anciens pays colonisateurs ou qui misent sur des calculs cyniques. L’important est de planifier, de traiter sérieusement la question de l’intégration, d’exercer un contrôle efficace aux frontières et de miser sur de bonnes négociations entre pays de départ, de transit et de destination. Ceci vaut pour chaque pays mais aussi – et surtout – pour l’Union européenne qui, à cet égard doit tirer les leçons de son échec sur la façon dont a été organisé le couple « SHENGEN-Frontex ».

A propos du Pacte de Marrakech, on se doit de le lire intelligemment, dire qu’il faut organiser des flux de migration ordonnée, ne signifie pas ouvrir à tout va : « c’est aberrant » de le penser. De l’importance des négociations entre pays à ce sujet, de l’insistance à mettre sur la question de l’intégration. Il ne faut pas entrer dans des processus qui satureraient les capacités d’absorption des pays d’accueil (en ce cas les migrants risquent d’être laissés à l’abandon avec tous les effets négatifs que cela peut produire).

Concernant les liens entre Émigration et Développement, il ne faut pas sous-estimer le coût que représentent les départs sans retour de ressortissants avec des compétences reconnues : il y a une vraie question à traiter alors, celle de l’incitation à rester (cf ci-dessus le rôle des ONG) que peuvent favoriser les politiques publiques. A cet égard, le Président OBAMA appelait très justement les pays de départ à assumer leurs responsabilités.

Dernier point à relever comme venant compliquer le traitement de la question migratoire, la montée de l’islamisme qui peut rendre plus difficile la résolution des problèmes.

Mme Sidibi Mahawa Haidara, chargée de mission suivi des Politiques publiques (Mali)

Au Mali, le phénomène des migrations n’est pas nouveau, il y a toujours eu un brassage des populations. Mais sur les dernières années pour diverses raisons, la situation s’est aggravée, avec une forte hausse des mouvements (4,5 millions de personnes en cinq ans dont 3,5 à destination d’autres pays africains).

On doit déplorer les violences qui se sont intensifiées, des victimes innocentes prises au piège par les passeurs, avec de plus en plus de jeunes et de femmes.

Le gouvernement malien s’est engagé avec un programme visant à contrôler les flux autant que faire se peut, avec l’aide de la coopération internationale. Avec le Nigéria, le Mali est le seul pays d’Afrique engagé à ce point. L’objectif n’est pas de bloquer toute immigration mais de l’organiser de façon durable et soutenable, positivement. Il est essentiel que l’on facilite la migration légale, mais aussi que l’on se préoccupe de rendre les retours attractifs (aide aux réinsertions).

Un des soucis du moment, vient du durcissement des conditions de départ dû à des facteurs externes (déstabilisation en Lybie, restrictions dans les pays d’accueil). Cela expose les candidats à l’exil à prendre plus de risques, et cela est préoccupant.

Pour mener à bien ces politiques visant une gestion raisonnable des flux migratoires, le Mali bénéficie d’aides extérieures. La coopération est importante en la matière.

S’il faut sensibiliser les populations aux risques que l’on court en émigrant, on doit aussi considérer pour le Développement les possibles retombées positives du phénomène s’il est convenablement géré (cf l’intervention de M Vedrine). Cela suppose d’adopter de bonnes approches, globales et multidimensionnelles, et surtout pas uniquement sécuritaires.

Migration circulaire, facteur culturel, facteur humain, le choc de la réalité – Mme Florence Boyer (centre de recherche Niger)

Présentation intéressante, circonscrite au cas du Niger mais sans doute susceptible de concerner d’autres pays, et focalisée sur les Personnes au travers de leurs parcours d’émigration : avoir une approche Humaniste du phénomène est l’ambition de ce travail de recherche.

Deux idées à retenir comme éléments de contexte : la majorité des mouvements sont intra-africains (70 à 80%), le courant vers les autres pays est en quelque sorte résiduel, et n’est pas (plus) exclusivement tourné vers l’Europe, il n’y a pas de « marée d’immigrants » vers le continent européen comme pourraient l’insinuer certains prompts à hystériser les débats sur le sujet.

La culture de la mobilité : les voyages qui apportent, une tradition ancienne

Au Niger, mais cela vaut pour tout le Sahel, il y a bien une culture de la mobilité. C’est très ancien et ancré dans les esprits, avec quatre termes pour justifier cette « valeur de partir ailleurs » : l’autonomisation (on part pour acquérir une expérience), la reconnaissance sociale (au retour on est perçu positivement), responsabilité (on reste attaché à son lieu d’origine), réciprocité (ceux qui partent doivent revenir, et se trouver en capacité de redistribuer ce qu’ils sont supposés gagner).

On est ici en présence d’une tradition sociale, culturelle avec notamment l’idée du retour (les migrations circulaires), une idée qui n’est pas forcément partout présente, loin de là (on nous donne l’exemple bolivien où d’importantes migrations se sont produites sans retour).

L’effet des politiques sécuritaires : montée de la violence, situation préoccupante

Le sommet de La Valette en 2015 (négociations entre l’Union européenne et les pays africains) et les mesures nationales prises pour lutter contre les afflux désordonnés de migrants venant d’Afrique ont bouleversé les circuits de la migration. Des routes habituelles (Maroc, Mauritanie) se sont arrêtées, la voie lybienne est devenue plus dangereuse. S’est développée une clandestinisation de la migration, une systémisation des prises d’otages. La situation des personnes s’est manifestement dégradée avec une montée de la violence, des concentrations de populations réfugiées et/ou en quête d’asile bloquées en Afrique, largement au Niger un pays qui s’efforce de gérer au mieux une situation lourde et complexe.

Rester chez soi, Maîtriser son avenir – Mr Philippe Bastien, Président de l’ONG Matins du Soleil

Simple rappel des quelques principes appliqués par cette ONG dans le concours aux populations qu’elle apporte dans quatre domaines : l’eau, l’agriculture, l’éducation (écoles) et la santé :

  • Faire le maximum avec les personnes du pays ;
  • Impliquer totalement les autorités locales ;
  • Demander aux bénéficiaires des programmes de payer de leur personne ;
  • Responsabiliser les bénéficiaires : les rendre capables de gérer les maintenances ;
  • Assurer une diffusion des bonnes pratiques (exemple : pratiques de soins) ;
  • Assurer un suivi rapproché des résultats (suivi des actions suite aux déploiements de projets) ;
  • L’objectif est d’autonomiser pleinement les personnes et les rendre responsables.

M John Crowley, Responsable des Études et de la Prospective (secteur SHS – Programme MOST)

En écho à ce qu’a dit Mme Angala Melo en introduction et au vu des expériences qui nous sont relatées, on voit ce que peut apporter l’UNESCO pour aider à mieux gérer les flux migratoires. L’UNESCO n’est pas directement en charge de ces questions comme le sont d’autres agences onusiennes, le Commissariat aux Réfugiés ou l’Organisation Internationale des Migrations, mais au travers de ses travaux d’études des Transformations sociales (Programme MOST notamment), elle peut aider à une meilleure compréhension des tensions qu’occasionnent un peu partout le développement désordonné des flux migratoires. Il faut mieux les comprendre, et d’abord mieux les connaître.

A l’écoute des intervenants, on perçoit encore un peu confusément des perspectives et des points de vue différents, contrastés. Il y a matière à rendre une vue du phénomène plus cohérente, trouver des réponses aux défis que génère ces mouvements de population à la fois pour les Personnes et pour les États : mieux articuler l’étude des dimensions individuelles et collectives que recouvrent les mouvements migratoires, c’est ce à quoi va continuer le secteur SHS de l’UNESCO.