« Transhumanisme :  Ethique et Foi » réunissait le 12 novembre dernier à Saint-Honoré d’Eylau, un pasteur protestant, Vincens Hubac, un orthodoxe, professeur de philo en khâgne, Bertrand Vergely, et Mathieu Villemot, professeur aux Bernardins. Un sujet auquel le CCIC accorde une attention toute particulière.

Réactionnaire ou progressiste : telle est la dichotomie qui s’attache à la vision du progrès dans le transhumanisme. Un progrès mal défini qui privilégie l’amélioration technique en occultant que l’Homme est corps, âme et esprit. Pour les protestants, le transhumanisme est une appréciation pessimiste de l’Homme. Il rate sa cible en prônant une idolâtrie du corps et en évacuant toute spiritualité. Pour Matthieu Villemot, on ne peut rejeter les bienfaits potentiels sur la maladie ou la souffrance. Mais il faut accepter des limites, que les progrès doivent respecter notre liberté et défendre le libre arbitre de l’Homme.

Définition et Origine

Commençons par définir ce mouvement :

Max More, un des leaders du mouvement, qui a changé son nom pour désigner l’augmentation de l’humain (More), définit le transhumanisme comme suit :

Transhumanism is a class of philosophies of life that seek the continuation and acceleration of the evolution of intelligent life beyond its currently human form and human limitations by means of science and technology, guided by life-promoting principles and values”.

(« Le transhumanisme est une classe de philosophies de la vie qui cherche la continuation et l’accélération de l’évolution de la vie intelligente au-delà de sa forme humaine actuelle et des limitations humaines par le moyen de la science et de la technologie, guidé par des principes et des valeurs promouvant la vie »).

https://humanityplus.org/philosophy/philosophy-2/

Dès sa définition, le transhumanisme se donne donc comme objectif d’aller au-delà de l’humain. En deux directions simultanées : en améliorant l’humain et en développant d’autres formes d’intelligence que l’intelligence humaine, spécialement l’intelligence artificielle. C’est pourquoi on parle aussi parfois de post-humanisme.

Le site officiel du transhumanisme le décrit comme « loosely defined », défini de manière lâche. Ce n’est pas une doctrine stricte, avec un état-major constitué et une stratégie centralisée. C’est plutôt une galaxie de chercheurs reliés entre eux par la conviction que les nouvelles technologies vont permettre de formidablement accroître le potentiel des humains, de vaincre la souffrance involontaire, le vieillissement et éventuellement la mort.

Le transhumanisme s’appuie sur ce qu’on nomme souvent les NBIC : nanotechnologies, biologie (en particulier la génétique), informatique, sciences cognitives, dont la convergence prochaine et l’application à l’homme vont permettre des progrès inouïs.

Maintenant essayons de résumer l’histoire du mouvement :

Le transhumanisme est né dans les années 80 autour de Max More. L’association mondiale transhumaniste, rebaptisée depuis H+ est fondée en 1998 autour de Nick Bostrom. Mais le mot transhumanisme était déjà employé par Julian Huxley, premier directeur de l’UNESCO, qui espérait déjà améliorer l’humanité en lui appliquant l’eugénisme et l’ingénierie génétique. Ce mouvement est aujourd’hui en pleine expansion pendant que se multiplient aussi les critiques et les objections. Il existe une association transhumaniste française dotée de son journal.

Philosophiquement, le transhumanisme utilise les thèses de deux grands courants américains, l’utilitarisme et le pragmatisme. L’utilitarisme est une philosophie apparue à la fin du 18ème siècle avec Jeremy Bentham et John Stuart Mill. Ce dernier écrit ceci :

« La croyance qui accepte comme fondement de la morale l’utilité ou le principe du plus grand bonheur soutient que les actions bonnes le sont en proportion de leur tendance à favoriser le bonheur et que les mauvaises le sont en tant qu’elles tendent à produire le contraire du bonheur. Par bonheur, il faut entendre le plaisir et l’absence de souffrance et par malheur il faut entendre la souffrance et l’absence de plaisir ».

John Stuart Mill, L’Utilitarisme, trad. & édition en ligne Philippe Folliot, 2008, p. 13.

Le transhumanisme veut donc supprimer la douleur involontaire et maximiser le bien-être par la technologie. En particulier, l’utilitarisme voulait se préoccuper du bien-être de toutes les vies sensibles, y compris les animaux. Les transhumanistes ont repris cette ambition qu’ils étendent aux robots et aux intelligences artificielles ainsi qu’aux éventuels extraterrestres. Les robots sont des êtres sensibles, et par conséquent ils ont le droit qu’on leur évite toute souffrance inutile et qu’on se préoccupe de leur plaisir.

Le pragmatisme est apparu au 19ème siècle. L’un des fondateurs, Pierce, écrit ceci :

« Considérez quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. Alors notre conception de ces effets est la totalité de la conception de l’objet ».

Charles Sanders Pierce, « Comment rendre nos idées claires », article en Français in Revue philosophique , janvier 1879, cité in Pierre Gauchotte, Le Pragmatisme, PUF, coll. « Que Sais-je », n°, 2688, Paris, 1992, p.17.

Ce qu’on peut faire d’un objet cerne tout ce qu’il y a à connaître de cet objet. Le transhumanisme est une philosophie de la confiance en la technique qui résume tout ce que l’humanité peut avoir d’utile à faire du monde.

Plus lointainement encore, le transhumanisme se réclame de la philosophie de Condorcet, qui au 18ème siècle, promouvait un perfectionnement indéfini de l’homme par lui-même et annonçait un allongement formidable de la vie en bonne santé. Encore avant, le transhumanisme mentionne Francis Bacon, philosophe anglais du début du 17ème siècle, qui envisageait déjà que la révolution scientifique en cours s’accompagne de formidables changements touchant l’humain.

Il faut signaler une contradiction du mouvement : c’est intrinsèquement un matérialisme qui attend le seul salut possible de la science et de la technologie, mais les transhumanistes ne se préoccupent que de perfectionner l’intelligence et n’hésitent pas à proposer à l’humanité d’abandonner son corps. Il y a des tendances inconscientes à un hyperspiritualisme.

Le transhumanisme maximalise donc un rêve des lumières, une prise en main radicale par l’homme de son destin pour s’améliorer et vaincre la souffrance et la mort grâce au progrès technoscientifique.

L’Homme créateur d’un Homme nouveau 

Parmi les textes fondateurs du mouvement, Max More a rédigé une lettre d’adieu à mère nature, dont voici un extrait :

LETTRE DE MAX MORE À MÈRE NATURE (1999 ; TRADUCTION)

Chère Mère Nature,

Pardon de vous déranger, mais nous, les humains — votre descendance — nous avons quelques mots à vous dire (vous pouvez transmettre ce message au Père, puisqu’il nous semble ne l’avoir jamais vu dans notre entourage). Nous voulons vous remercier pour tant de merveilleuses qualités que vous nous avez attribuées avec votre lente mais impressionnante intelligence partagée. Vous nous avez fait grandir à partir de la simple auto-réduplication d’éléments chimiques jusqu’à ce que nous devenions des mam­mifères dotés de milliards de cellules. […].
Mère Nature, nous vous sommes vraiment reconnaissants de ce que vous avez fait pour nous. Sans aucun doute, vous avez œuvré du mieux que vous avez pu. Cependant, sauf votre respect, nous devons dire que, dans bien des cas, vous avez accompli un piètre travail avec la constitution humaine. Vous nous avez faits vulnérables à la maladie et aux blessures. Vous nous avez obligés à vieillir et à mourir — juste au moment où nous commençons à atteindre la sagesse. Vous vous êtes montrée avare dans la ma­nière de nous donner la conscience de nos propres mécanismes : ceux du corps, de la pensée, des émotions […]. Vous nous avez donné une mémoire limitée, un faible contrôle de nos pulsions, ainsi que des réflexes tribalistes et xénophobes. Et vous avez ou­blié de nous donner le mode d’emploi de nous-mêmes.

Ce que vous avez fait pour nous est certes digne d’éloges mais, en même temps, profondément défectueux. Depuis quelque 100 000 ans, vous semblez avoir perdu tout intérêt à notre propre évolution. À moins que vous n’ayez décidé de prendre votre temps, attendant que nous fassions nous-mêmes le pas suivant.

Quoi qu’il en soit, nous avons atteint la fin de notre enfance. Nous avons décidé qu’il est temps d’améliorer la condition humaine. […]

Signé : Votre ambitieuse progéniture humaine

La thèse est claire : la nature a mal fait son travail, elle a soumis l’homme à un nombre important de limites comme la souffrance et la mort. Il faut donc s’émanciper de la nature, devenir maîtres de notre propre évolution et dépasser ces limites imposées par la nature. Le texte cite les directions de travail principales : devenir invulnérables à la maladie et aux blessures, vaincre le vieillissement et la mort, maîtriser ses émotions, développer sa pensée et sa mémoire, surmonter la xénophobie. On notera l’allusion à Dieu : « vous pouvez transmettre ce message au Père, puisqu’il nous semble ne l’avoir jamais vu dans notre entourage ». Dieu est absent, il ne sert à rien.

Les espoirs du transhumanisme sont assez radicaux. Ils envisagent une hybridation de l’homme et de la machine, par des nano-implants cérébraux. Une reconstruction du corps par des nanorobots diffusés dans l’organisme qui répareront sans cesse les tissus défectueux et combattront la dégénérescence. Les plus radicaux comme Ray Kurzweil envisagent de recopier intégralement l’esprit humain sur un disque dur pour lui donner une vie indéfinie affranchie des limites corporelles. Chacun décidera alors librement de la forme matérielle qu’il souhaite donner à son intelligence.

Il faut signaler que ce faisant, les transhumanistes n’espèrent pas seulement une amélioration physique de l’humanité mais aussi une amélioration morale qui libérera l’humanité des réflexes émotionnels négatifs acquis par l’évolution, comme le tribalisme ou l’agressivité.

Le transhumanisme considère que le progrès technique est une fatalité à laquelle il faut s’adapter et qu’il est totalement vain de s’y opposer. Il faut l’accompagner et le promouvoir tout en l’encadrant. Le transhumanisme s’inquiète des dérives que pourrait connaître ce progrès. Plusieurs risques sont nommés. Il y a d’abord le risque que le progrès technique tombe aux mains d’un pouvoir politique centralisé qui s’en serve pour faire avancer son propre agenda. Les transhumanistes sont des démocrates, souvent avec des tendances libertariennes, qui veulent assurer la plus grande autonomie à l’individu dans ses choix. Il faut donc selon eux démocratiser au maximum le progrès technique. Il existe aussi des risques technologiques. L’intelligence artificielle pourrait s’émanciper totalement de l’homme et juger que l’homme est une menace pour son développement qu’elle souhaitera alors éliminer. Ce genre de choses inquiète beaucoup Bill Gates. Les nanotechnologies pourraient aboutir à ce qu’on nomme « la poussière grise » : des nanorobots autorépliquants devenus fous qui se multiplient sans frein dans les organismes et finissent par les détruire.

Il faut dire un mot du risque de super inégalités. Il y a un grand risque que les progrès que les transhumanistes promeuvent soient l’apanage d’une élite financière occidentale pendant que le Tiers-monde se contente de technologies dépassées. Certains transhumanistes, spécialement en France, s’inquiètent de ce risque et cherchent des correctifs. D’autre l’assument pleinement. Ainsi Bruce Benderson déclare :

« Les gens qui, pour une raison ou pour une autre, n’évolueront pas dans le même sens (…) deviendront l’espèce inférieure (…) ne pouvant survivre que pour servir d’esclaves ou de viande pour les autres ».

Bruce Benderson, « Ce que pense un transhumaniste », in « Aujourd’hui le post-humain » ? in Cités, n° 55, 2013, p. 75.

Plus radicalement, le transhumanisme mettra fin à l’unité de l’espèce humaine qui sera remplacée par des individus n’ayant plus entre eux de liens biologiques mais seulement des liens spirituels contractuels et qui pourront éventuellement se rendre plus proches des robots que des autres hommes. Aussi surprenant que cela puisse sembler, le transhumanisme rêve d’une sexualité sans contact :

« Tout indique que dans notre monde occidental, nous nous acheminons vers une sexualité sans contact physique et sans partenaire. (…) l’utilisation d’interfaces nano, neuro, et biotechnologiques permettra probablement d’établir des relations encore plus intimes que les relations charnelles entre deux êtres ».

James Hugues, cité in Geneviève Ferone & Jean-Didier Vincent, Bienvenue en Transhumanie, sur l’Homme de Demain, Grasset & Fasquelle, Paris, 2011, p. 198.

Ray Kurzweil promet de pouvoir choisir le corps de son partenaire :

« Dans la réalité virtuelle, nous pourrons être une personne différente à la fois physiquement et émotionnellement. En fait, d’autres personnes (com­me votre partenaire de vie) seront capables de vous sélectionner un corps différent de celui que vous auriez choisi (et vice versa) ».

Ray Kurzweil, Humanité 2.0, la Bible du Changement, trad. Adeline Mesmin, M 21 éditions, 2007. 72 P 1,4.

La solidarité existante entre êtres humains est donc sévèrement blessée. Le résultat est un règne de l’individu autonome entièrement maître de lui-même et qui n’a que les relations qu’il choisit d’avoir. Il y a donc bien dans le transhumanisme une ambition d’autocréation, voire d’autodivinisation obtenue par la technoscience. Une autocréation à l’échelle de l’individu qui ruine l’unité de l’espèce humaine.

Vous serez comme des dieux

Quand Jésus ressuscité apparaît à Saint Thomas, pour prouver sa résurrection, il montre ses stigmates. Ce signe est abyssal et nous ne le méditons pas suffisamment. Les stigmates prouvent qu’il s’agit bien de Jésus, l’homme qui a été crucifié trois jours avant et qu’il est bien mort. Il n’a pas simplement fait un coma. Mais la signification de ce signe est bien plus vaste : pour manifester la victoire de la Gloire du Père dans sa chair, Jésus montre ses plaies. La résurrection n’annule pas nos limites, elle les transfigure.

L’espérance chrétienne est bien d’être divinisés. Saint Pierre le dit. Mais cette divinisation, d’une part, ne s’obtiendra pas par la force du poignet. Elle se recevra de Dieu comme une grâce surabondante de sa miséricorde. Elle ne consistera pas, d’autre part, à vivre indéfiniment dans ce monde-ci, mais à être totalement habité par la Gloire divine, uni au Père. Nous offrir de vivre indéfiniment dans ce monde-ci, c’est nous vouer à une misère sans fin. L’homme n’a pas été créé pour trouver son bonheur dans ce monde mais pour s’unir à Dieu : « Tu nous as fait pour Toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose en Toi ». Enfin, la divinisation ne niera pas les limites de notre humanité. Elle les assumera et les transfigurera. Pour atteindre la résurrection et nous sauver, Jésus ne s’est pas échappé de notre condition humaine et de ses limites, il l’a portée jusqu’au bout, préférentiellement dans ses faiblesses. Devenir Dieu ne signifie pas être déshumanisés, mais bien plutôt comme dirait Teilhard de Chardin, être ultra-humanisés. En particulier, être pleinement réconcilié avec sa nature humaine et ses limites. Notre mission aujourd’hui ne consiste donc pas à promettre aux gens de fuir leur humanité mais de leur apprendre à l’aimer. Il est spécialement urgent d’apprendre aux hommes à aimer leur corps tel qu’il est au lieu de rêver le remplacer par un substrat informatique.

Cette espérance a une répercussion directe sur notre relation aux plus petits : nous ne pouvons pas les considérer comme des inférieurs, mais au contraire nous devons voir en eux la présence du Christ stigmatisé et ressuscité. C’est un autre des sens du signe des stigmates : si vous voulez toucher le ressuscité, allez servir les pauvres. La résurrection ne forge pas une élite dotée du droit de mépriser la masse, elle approfondit la solidarité entre humains et fait de nous un seul corps dans le Christ. Un corps où les pauvres ont une place éminente et ont droit à notre service dévoué.

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