Les 19 et 20 novembre, l’UNESCO a célébré l’évènement de cette année en retenant opportunément comme fil directeur le thème des crises, et plus particulièrement celui des crises qui découlent des pandémies, avec le regard singulier que les philosophes peuvent porter sur la « crise mondiale générée par le covid-19 ». Comme à l’accoutumée, le programme était riche et dense, et les échanges se sont tenus sous diverses formes : ateliers, quatre tables-rondes, une conférence, des présentations individuelles et un entretien-phare avec M Edgar Morin au début de la nocturne qui traditionnellement conclut l’évènement.

L’ensemble de l’évènement s’est tenu naturellement en mode distant, avec pour prêter leur concours des participants aux nationalités très diversifiées.

Les quatre tables-rondes ont porté sur les sujets suivants : le vivre ensemble en temps de crise, la Peur, la Confiance et le Risque à l’aune des pandémies, la Santé et la crise du Covid, la Question du langage.

A noter une Conférence organisée par la Commission Nationale française de l’UNESCO, autour du thème : « Covid-19 vers un Nouveau Monde ? »

On se propose ci-après de restituer dans leurs grandes lignes les idées qui ont été émises lors des échanges sur le « Vivre ensemble face à la pandémie » et sur le triptyque « Peur, Confiance et Risque » ainsi qu’au cours de l’entretien avec Edgar Morin mené par John Crowlay, responsable dde la division « Etude et Prospective » au sein du département SHS (Sciences Sociales et Humaines) de l’UNESCO.

L’évènement a été précisément organisé dans le cadre des actions conduites au titre du Programme MOST ( Monitoring of Social Transformations)

L’ensemble des contributions peut être consulté en ligne.

Le Message de la Directrice Générale, Mme Audray Azoulay

Dans son introduction, Audray Azoulay a rappelé toute l’importance qu’avait la Philosophie en ce temps de crise quasiment existentielle que nous connaissons et le soutien apporté par l’UNESCO apporte à cette discipline fondamentale, une discipline qui aide à comprendre nos rapports au Monde avec « l’Humain chevillé au corps ». Elle a invité les participants à sortir des sentiers battus et des clichés convenus pour développer des dialogues répondant aux préoccupations du moment, avec la hauteur et la distance critique qui distinguent le discours philosophique, et aussi une invitation à parler d’éthique, cette affaire de visages comme la qualifiait Levinas.


Être Ensemble en temps de pandémie – Table ronde du 19 novembre

Joëlle Szazk (Université de Provence) : réconcilier les liens entre les Etres humains et la Nature

De fait tous nos liens ont été affectés, et en ces temps de confinement, de nouveaux rapports se sont installés, y compris avec la Nature : d’aucuns au plus fort du confinement, se sont pris d’émerveillement de voir en plein espace urbain ressurgir un brin de nature sauvage, comme une lueur et même une source de réflexion pour envisager un avenir meilleur, dans un contexte de crise aux effets dévastateurs : pessimisme ambiant, défiance, impression de délitement, fermeture, replis, angoisse etc.

A partir de ce constat, les pistes données par l’intervenante ont à voir avec ce qu’on pourrait appeler une écologie humaniste appliquée à l’organisation de nos espaces urbains.

L’idée qui sous-tend sa proposition est celle de la réconciliation, avec restauration de liens entre les êtres humains et la nature, ce qui passe avec un certain sens de la mesure, une dimension de la proximité mieux prise en compte (entre les personnes et entre le monde humain et la nature).

Pour une meilleure coexistence entre les composantes de l’univers, il faudrait retrouver plus d’humanité en restaurant pleinement l’esprit de ce que recouvre un vrai Voisinage, avec une organisation bien pensée des liens (passages) et une intégration plus importante de la nature (plantes et animaux) dans les paysages urbains. En filigrane, cela vise à remettre en cause un urbanisme excessivement artificiel et anonymisant, et finalement risqué. En conclusion, Mme Szazk tient à dire qu’il ne s’agit pas de le faire superficiellement, on ne doit pas non plus prendre le propos comme un discours irénique : il faut le faire, le faire vraiment, en trouvant une juste mesure, la bonne distance entre les composantes du monde vivant.

Lucas Maria Scarantino (Philosophe, Président de la revue Diogène) : Pour une démocratie cosmopolite

Gravité d’une crise qui nous a montré à quel point on avait conduit – en occident surtout – à désappris à vivre avec la pandémie, sachant que les pandémies n’ont rien de nouveau (aucune leçon retenue des précédentes dans beaucoup de pays mais pas en Asie).

Un fait : nos sociétés qui vivent difficilement cette crise du Covid se sont dangereusement refermées.

La dimension sociale n’est pas à perdre de vue parce qu’ici la crise a fait ressentir beaucoup de difficultés, mais plus généralement on a vu combien des besoins essentiels pouvaient être mis à mal – nos libertés, les droits de l’homme mais aussi nos accès à l’éducation, aux services de la santé, à l’emploi etc.

La question se pose alors de savoir quels effets à long terme pourraient résulter de ce choc sans précédent produit par la pandémie, quel pourrait être finalement le modèle de nos sociétés de demain ?

Pour l’orateur, deux orientations possibles ne sont pas souhaitables : l’une qui consacrerait ce qu’on appelle maintenant l’illibéralisme, l’autre qui prônerait un retour vers un souverainisme idéalisé.

L’option jugée la plus souhaitable parce qu’elle permet mieux de préserver les liens transculturels que la crise du Covid a mis quelque peu en sommeil, serait celle d’une organisation inspirée du principe de « démocratie cosmopolite » pour reprendre l’expression donnée par l’orateur.

A l’appui de cette proposition, M Scarantino met en exergue toute sa conviction que via l’échange et la culture ce bien précieux et universel – on peut « sortir de nos cavernes » et faire face aux « forces obscures » qui peuvent hanter notre Monde.

Et pour bien montrer ce que pourrait viser ce troisième modèle, avec le regard du philosophe, il conclut avec une sorte d’aphorisme invitant aux dialogues : « ne pas se sentir Maître chez soi, mais sentir le Monde entrer chez soi ».

Serena Parekh (Université de Boston)

Dans nos sociétés (modernes et « avancées) la crise a révélé à quel point on avait négligé (oublié) ce que peuvent être les souffrances nées de la maladie, de la solitude, la survenance de la mort.

On a retrouvé ces choses essentielles qu’on avait perdues de vue : besoin de rencontre, besoin de liens.

De là, du fait de ces absences de relations à l’autre ont surgi des troubles, des tensions : beaucoup de gens se sont trouvés désorientés, (NDLR parfois désespérés), plongés qu’ils étaient dans des situations les plaçant en dehors de ce qui est consubstantiel à la condition humaine (perte du lien, perte du sens etc.).

La crise aura ainsi amené à prendre conscience de nos interdépendances et de nos vulnérabilités mais elle aura aussi montré un autre « essentiel » si mal connu et traité jusque-là : toutes ces personnes assurant des fonctions vitales, auxquelles on ne prêtait pas d’attention et qui restent mal payées.

Avec ces fragilités et faiblesses insignes de nos sociétés que devient notre Vivre Ensemble ? Est-ce un vain mot ?

La philosophie (NDLR mais pas seulement elle) peut aider à trouver certaines réponses, en appelant à retrouver de pleines relations à l’autre, surtout avec celui qui souffre de sa dépendance ou de sa solitude, le faire avec compassion. On doit s’engager à bras le corps, en reconnaissant que nous sommes tous, d’une manière ou d’une autre, exposés, surtout en temps de pandémie.


Lire le compte rendu de la table ronde 4 sur « La Peur, la Confiance et le Risque »