Message de Tanella Boni sur l’Education dans le cadre de notre webinaire 3 du 3 Juin dernier sur le thème : « A l’heure de l’Intelligence Artificielle, quelles orientations éducatives pour la construction de l’Humain ».
Être éduqué pour être humain, pour rester humain
Education et altérité
Concevoir l’éducation comme une boussole, au moment où de nombreuses activités reposent sur l’utilisation de l’intelligence artificielle, est une véritable gageure. Il faudrait se demander de quelle « éducation » nous parlons. Il faudrait aussi penser la différence entre intelligence artificielle et intelligence humaine. Car il me semble qu’il y a de nombreux défis à relever pour rester humains. Parce que nous n’habitons pas seuls au monde, dès notre naissance, nous sommes confrontés à l’altérité.
L’éducation comme apprentissage de nos lieux
La question de l’éducation devient une évidence dès que nous prenons conscience de la nécessité et du besoin de vivre ensemble, sur une même Terre, celle que nous habitons avec d’autres vivants et non-vivants. Or, apprendre à vivre en famille et en société c’est connaître des règles sociales et des lois morales qui délimitent nos territoires, modes d’être, manières de circuler d’un lieu à l’autre. (L’exemple des enfants « sauvages », élevés par des animaux, montre à quel point il est nécessaire que l’humain soit éduqué par des humains). Ainsi apprenons-nous l’essentiel des liens mythiques, familiaux, historiques, sociaux- et tout lien de citoyenneté- qui forment nos appartenances et identités, toujours en mouvement tant que nous sommes aptes à apprendre.
Apprentissage et adaptation au monde
Voilà pourquoi l’éducation est d’abord apprentissage et adaptation au monde qui nous entoure. Ce monde qui est extérieur à nous et au contact duquel nous prouvons notre intelligence qui entre en jeu en même temps que toutes nos facultés et notre aptitude à parler. Nous sommes des êtres parlants et pensants, nous sommes aussi des vivants qui aiment et qui haïssent. En tant qu’êtres vivants, nous avons un corps et des organes.
Aristote disait que l’homme est le plus intelligent des vivants parce qu’il possède une main : il sait fabriquer avec la main, penser avec la main, saluer avec la main, prier avec la main et le corps entier. La main est un outil multiple, signe d’intelligence.
Donc, on pourrait affirmer que si l’être humain est apte à être éduqué c’est bien parce qu’il est intelligent. Il peut comprendre ce qu’il fait ou ne fait pas, il peut s’adapter aux situations les plus difficiles. En tant qu’êtres humains, nous naissons donc intelligents. Et nous nous soucions, tout au long de notre existence, de développer notre intelligence chaque fois que nous sortons de nous-mêmes, de notre zone de confort et que nous allons à la découverte de lieux inconnus ou tout à fait communs. Mais la preuve de notre intelligence ne consiste-t-elle pas en ce que nous appelons « connaissance » ? « Connaître », n’est-ce pas la liberté que nous prenons de sortir de notre intériorité, d’aller vers le monde extérieur, de revenir vers nous-mêmes afin de mieux appréhender notre singularité ?
De cette manière, nous avons la possibilité de comparer notre « univers » à celui des autres, de tous les autres. Si nous apprenons à nous adapter au monde – afin de pouvoir y habiter – , avoir un esprit critique et juger par soi-même au lieu de reproduire des opinions ou des connaissances entendues ou lues, me semble être le chemin adéquat pour préserver le sens de la curiosité, l’ouverture d’esprit, l’inventivité et la créativité qui prouvent que nous ne sommes ni des robots, ni des ordinateurs mais bien des êtres humains. Or, comment posséder un esprit critique et libre si nous n’avons jamais rien appris ? Et comment apprendre ?
L’éducation : complexité d’une notion à multiples entrées
La question de l’éducation a de multiples entrées et elle ne manque pas de complexité.
Je prends l’exemple de l’éducation formelle dans les pays anciennement colonisés où tout enseignement est dispensé dans la langue dominante (en Afrique francophone par exemple). Dans un tel contexte, tout apprentissage se fait en présence de plusieurs langues et plusieurs manières de penser. Tout apprenant, enfant ou adulte, doit faire l’effort d’apprivoiser langues, savoirs et croyances fort éloignés de l’univers dans lequel lui sont transmis récits fondateurs et règles de vie. Le contexte socio-culturel dans lequel prend place l’éducation formelle a donc toute son importance. La question qui reste posée est celle de savoir comment éviter les conflits entre une conception universaliste de l’éducation et celle ancrée dans une culture donnée.
Une « tête bien faite » dans un monde non programmé
Cependant, si nous partons de l’idée que toute éducation (formelle ou informelle) a pour but de faire d’un apprenant une « tête bien faite », selon la belle formule de Montaigne (Essais, I, 26), les principes universels et les règles particulières- valables dans un contexte donné- doivent pouvoir se rejoindre afin de former des esprits critiques, conscients de leurs propres vulnérabilités. J’évoquerai ici l’« école du caméléon », l’école de la sagesse, du savoir-être et du savoir-faire dont parle Amadou Hampathé Bâ (Voir Sur les traces d’Amkoullel l’enfant peul) qui montre à quel point ce qui compte dans le cadre de toute éducation, ce ne sont pas tant des connaissances accumulées ou mémorisées, mais plutôt des règles de vie et des valeurs (par exemple la tolérance, la prudence, la persévérance…) que l’on apprend par expérience, dans un monde plein de surprises. Un monde vivant, mouvant, un monde non programmé où rien n’est d’avance donné. Dans un tel monde, l’humain s’adapte, il fait preuve de résistance.
De ce point de vue, une intelligence digne de ce nom ne saurait se contenter d’accumuler puis de distribuer des connaissances à la portée du premier venu. Dans un monde réel (et non pas virtuel), toute connaissance, loin d’être acquise facilement, est toujours au bout de l’effort et de l’épreuve.
Car l’intelligence humaine est loin d’être une « intelligence artificielle » qui nécessite une intervention extérieure (fabrication de cette intelligence, programmation, stockage d’informations…) L’intelligence humaine est non seulement capable de saisir et de comprendre ce qui est à l’extérieur d’elle, mais aussi de fabriquer et de contrôler des technologies sophistiquées qui peuvent être à son service dans de nombreux domaines. Mais quelles sont les limites de ce contrôle ?
C’est ici que de nombreuses questions se posent et que des défis doivent être relevés afin que l’humain reste avant tout « humain », à l’ère des machines et des robots prétendument intelligents. C’est ici qu’il faut insister sur la nécessité de l’éducation. Si on éduque un humain, on n’éduque pas une intelligence artificielle ni aucune machine, quelle qu’elle soit. Si l’humain apprend, par expérience, qu’il ne peut vivre hors du monde et à l’écart des autres, il prend conscience qu’une éducation digne de ce nom est un apprentissage de la vie, une formation à la citoyenneté, à l’inventivité, à la créativité, une acquisition des savoirs, mais surtout une quête de sens et de valeurs. La question de l’éducation se pose donc en même temps que celle de l’altérité et celle de la préservation des liens entre l’humain et tous les vivants.
Conclusion
N’est-ce pas en écoutant d’autres humains ou d’autres vivants, en pensant, en agissant, en partageant, en tissant des liens que nous préservons notre humanité ?
Il faut donc concevoir l’éducation comme un chemin privilégié pour partager des savoirs et savoir-faire, en vue de préserver notre humanité. Le partage dont je parle ici n’est pas la division ou la distribution d’un objet ou d’un bien quel qu’il soit, mais plutôt la participation équitable à la production intellectuelle, artistique, technologique, scientifique et à la circulation des savoirs. Cela suppose que les humains se rencontrent d’une manière ou d’une autre (pas seulement virtuellement, en ligne ou sur des réseaux sociaux où des « amis » qui « aiment » sont loin d’être des « amis réels »). Ce que j’appelle ici « rencontre » est le processus par lequel une connaissance réciproque est rendue possible, de même qu’une reconnaissance de la diversité des cultures, des pensées et des modes de vie en présence. A partir de ces expériences, on peut se demander : comment tisser des liens et qu’est-ce qui nous lie ? Un texte littéraire bien connu semble résumer en quelques paragraphes ce qu’est la rencontre, le partage et le lien : Le Petit Prince de Saint-Exupéry. Un récit lumineux sur la rencontre, l’amitié, l’apprentissage, l’amour, la séparation. Ni l’aviateur, ni le Petit Prince ne sont des intelligences artificielles, même si ce sont des « êtres de papier ». Un « autre » et un « humain » qui se parlent, se posent des questions, racontent des histoires. Un récit qui les rend si humains, tous les deux, pour toujours.
Tanella Boni
Poète, romancière, philosophe
Professeure à l’Université Félix Houphouët-Boigny (Abidjan, Côte d’Ivoire)
Membre de l’ASCAD (Académie des Arts, Sciences, Cultures d’Afrique et des Diasporas Africaines)
Membre de l’IIP (Institut International de Philosophie)
Membre du Comité Directeur de la FISP (Fédération Internationale des Sociétés de Philosophie)